Avant-critique Roman

Constance Debré, "Offenses" (Flammarion)

Constance Debré - Photo © Monica Nouwens/Flammarion

Constance Debré, "Offenses" (Flammarion)

Un jeune de cité tue une vieille voisine qui lui a mal parlé... Constance Debré revient avec un roman incisif comme une lame qui tranche dans le lard des bons sentiments.

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Par Sean Rose,
Créé le 19.01.2023 à 11h51 ,
Mis à jour le 31.01.2023 à 15h33

L'âme de fond. Comme Dieu est mort, il faudra se contenter de la justice des hommes. Mais on a beau avoir évacué la transcendance, une dose de verticalité semble encore nécessaire - la notion de bien et de mal, cette manière de colonne vertébrale pour que tienne debout et marche le corps social, qu'on fasse société, qu'on puisse benoîtement célébrer le vivre-ensemble. Raskolnikov dans Crime et châtiment de Dostoïevski assassine l'usurière plus pour éprouver sa toute-puissance et la validité de l'amoralisme nietzschéen que pour l'argent. Le narrateur d'Offenses de Constance Debré tue la vieille de son quartier parce qu'elle lui a mal parlé - un coup de couteau comme on filerait une gifle, on balancerait un crachat à la figure. Il l'aimait bien, pourtant, celle que personne n'aimait, ni les autres de la cité, ni ses propres enfants qui y vivaient toujours et l'évitaient, ni ses petits-enfants qui ne lui disaient même pas bonjour quand ils la croisaient. Le mis en examen déroule son histoire, donne sa version des faits dans un récit qui aurait pu être un plaidoyer et sonne comme un réquisitoire. Oui, il y avait les sommes réclamées, cette monnaie accumulée qu'il gardait pour lui quand il faisait les courses pour la vieille en échange d'un petit billet, elle avait fait les comptes, 450 euros qu'il lui devait, disait-elle, elle le dénoncerait à son père chez qui il logeait avec sa copine et leur bébé. Certes, il y avait la menace de révéler le pot aux roses au daron qui sans doute le chasserait. Mais pas que. C'était surtout ce ton insupportable, la voix de cette vieille qu'il fallait faire taire. Alors il a enfoncé la lame comme on assène une vérité : il fallait qu'elle cesse, que tout cesse. Le narrateur raconte son parcours, comment il est parti de chez sa mère qui fume du shit toute la journée et a quitté son beau-père à cause d'une affaire d'attouchements sur la petite sœur, les placements dans les familles d'accueil, la scolarité abrégée, la cité, le deal, les petits trafics, cette fille dont il est tombé raide dingue et avec qui il a tout de suite voulu un enfant, leur installation chez le père, éboueur sur le carreau, ce père qui n'est pas son père, car court depuis toujours le bruit qu'il est un bâtard... Quand même il serait frappé du sceau de la misère, son ton n'est pas tant le pathos que la haine, voire la froide colère. Rompant ici avec la veine de l'autofiction dans laquelle elle s'inscrivait depuis Play boy (Stock, 2018), Constance Debré n'a pas pour autant lâché cette plume aussi vive qu'acérée, et on la sent proche de son personnage.

Le narrateur n'est pas une victime, mais une pythie. Et sa voix de se dédoubler : elle énonce à la manière d'un oracle, on a l'impression d'entendre par son truchement le démiurge d'un monde sans pitié, omniscient, lucide d'avoir abandonné ses créatures à leur nature viciée : « Ne croyez pas qu'il se dise innocent [...] Ne croyez pas qu'il s'absolve. Il est coupable oui, il est coupable d'avoir cédé, de n'être pas été raisonnable, de n'être pas resté à sa place, celle qui lui a été échue. D'avoir dérangé l'ordre des choses. Il est coupable d'être tombé. Il est coupable d'avoir choisi la chute plutôt que la paralysie. Puisque tout est dessiné d'avance. Il y a les vaincus et les vainqueurs. [...] Il se condamne d'avoir cru, un instant, qu'il pouvait s'échapper. » Point de rédemption, on immole l'agneau sans obtenir le salut. Il faut bien sacrifier quelqu'un sur l'autel d'une société avec des gens au-dessus et d'autres en dessous, « puisqu'il faut bien que quelqu'un porte la faute, puisqu'il faut que quelqu'un porte la peine ». Dieu est mort, et nul ne porte son image, seule demeure, comme un défaut d'origine, la marque de notre humanité, la marque de Caïn, le stigmate du fratricide originel.

Constance Debré
Offenses
Flammarion
Tirage: 18 000 ex.
Prix: 17,50 € ; 122 p.
ISBN: 9782080286147

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