21 août > Histoire France > Antoine de Baecque

Derrière l’expression qui figure dans le catalogue d’injures du capitaine Haddock, il y a une réalité historique. Il existait environ 20 000 crétins des Alpes en France au milieu du XIXe siècle. Voici comment à l’époque la médecine définissait cette pathologie. "Etat de dégénérescence physique et d’arriération mentale qui se révèle souvent par la présence d’un goitre. Le crétin est de petite taille et son infantilisme se poursuit longtemps. Le front est bas, le faciès souvent ridé, la mimique inexpressive. Quant à l’état mental, il va de l’idiotie jusqu’à l’arriération simple, suivant les cas."

Avec subtilité, Antoine de Baecque s’est lancé sur la piste des crétins. Il les réintroduit dans l’univers foucaldien d’où ils avaient été exclus au profit d’autres fous plus utiles à la démonstration de l’oppression sociale et des mécanismes du pouvoir à l’endroit de l’anormalité. Il est vrai que ces crétins vivant au grand air n’entraient pas dans le cadre du "grand renfermement" cher à Michel Foucault

Et pourtant, ces goitreux connurent eux aussi leur lot de misère. D’abord, on fit peu pour eux. Ensuite, quand on comprit que cette pathologie était le résultat d’un dysfonctionnement de la glande thyroïde dû à une carence en iode, les autorités sanitaires ne se distinguèrent pas par leur empressement. Les mesures prophylactiques qui consistaient à distribuer du sel iodé dans les montagnes ont pris du temps, laissant les crétins à leur triste sort.

"Ainsi, explique Antoine de Baecque, au moins trois générations de crétins ont été laissées dans leur état pendant plus d’un demi-siècle par les éducateurs, les médecins et les responsables de l’hygiène publique, soit environ cinquante mille hommes, femmes et enfants qui, des années 1830 au début du XXe siècle, ont grandi débiles et difformes alors qu’une bonne part d’entre eux aurait pu être préservée de ces handicaps."

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. A peine éradiqué, le phénomène a envahi la littérature. Grâce à Elisée Reclus, Rodolphe Töpffer, Daudet, Flaubert, Maurice Chappaz et quelques autres, les Alpes ont eu leurs crétins comme les Carpates leurs génies. L’idiot des altitudes a même fini par incarner une sorte de Diogène des hauts pâturages.

"Personnage primitif et poétique, marginal et irrécupérable, le crétin dit naturellement ses vérités au monde moderne, celui de la vitesse, du tourisme, d’un aménagement qui, souvent, détruit la montagne. Il est aussi une manière de contrer la standardisation des apparences, des idées et des normes sociales, par la revendication, même provocatrice, d’une autre culture, d’une forme crétine d’utopie éternellement adolescente, voire potache."

Avec une bonhomie savante, Antoine de Baecque arpente ces Alpes qu’il connaît bien avec curiosité. Son livre sera une découverte pour bon nombre de lecteurs. Les autres seront ravis de refaire avec lui un petit bout d’histoire de la médecine. Et comme on ne choisit jamais un tel sujet par hasard, l’historien confie à demi-mot: "Je me suis toujours considéré moi-même comme quelque peu crétin." Son ouvrage constitue un brillant démenti. L. L.

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