Première industrie culturelle d'Europe avec un chiffre d'affaires de 24,9 milliards d'euros en 2024, l'édition européenne célèbre son meilleur résultat historique, selon les données de la Fédérations des éditeurs européens (FEE) présentées* à la Foire de Francfort, le 15 octobre.
Derrière ce record se cache une réalité moins flatteuse : corrigé de l'inflation, le secteur a reculé à 15,5 milliards d'euros en valeur réelle, soit l'équivalent de 2004. « Peut-être que nous avons un problème », a sobrement commenté Enrico Turrin, directeur adjoint de l'organisme, en présentant ces chiffres.
Une rentabilité en peine face à l'inflation
La nouveauté majeure de l'édition 2025 du rapport FEE révèle une hémorragie silencieuse : entre 2021 et 2024, les sept principaux marchés européens (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Espagne, Finlande, Portugal) représentant 75 % du chiffre d'affaires ont perdu 5,1 % de leurs ventes en volume. Concrètement, ce sont 95 millions d'exemplaires qui n'ont pas trouvé preneur, même si le marché écoule encore plus de 2,5 milliards de livres par an.
Cette érosion des volumes s'accompagne d'une croissance nominale de 2,2 % en 2024 (incluant l’inflation), entièrement portée par les hausses de prix. Un mécanisme devenu systématique depuis trois ans : « La valeur augmente, le volume baisse, les prix jouent le rôle de moteur », résume le rapport.
Le paradoxe est cruel : sur vingt ans, les prix des livres ont progressé de 38,3 % quand l'inflation générale grimpait de 64,1 %. En 2023, année d'inflation élevée à 6,4 %, les éditeurs n'ont augmenté leurs tarifs que de 4,1 %. « Nous avons connu de nombreuses années où le nombre de titres augmentait, mais pas le chiffre d'affaires, ce qui, par simple équation, signifie moins d'argent par titre », souligne l'italien.
À cette compression s'ajoutent des mutations structurelles : le basculement vers le numérique avec ses nouveaux modèles économiques, l'explosion du marché de l'occasion (en France, un livre vendu sur quatre ou cinq est d'occasion), et la progression de la lecture en langue originale, majoritairement l'anglais. Autant de facteurs qui pèsent sur la rentabilité d'un secteur qui produit toujours 580 000 nouveaux titres par an et entretient un catalogue actif de 14,3 millions de références.
Les librairies reprennent du terrain face à l'e-commerce
Si l'imprimé domine toujours avec 82,9 % du chiffre d'affaires, le livre audio s'impose comme le phénomène de la décennie. Passé de 2,5 % à 4,2 % du marché entre 2021 et 2024, il affiche des progressions spectaculaires : +243,8 % en Finlande, +233,3 % en Italie, +68,9 % au Royaume-Uni depuis 2021. « Ce chiffre est sous-estimé car désormais presque tous les livres audio sont vendus via des abonnements, souvent dans des services mixtes », prévient le directeur ajdoint, évoquant la difficulté à capturer les données de Spotify et surtout d’Audible.
Le livre numérique maintient également une croissance soutenue, avec des bonds de 100 % en Finlande, 54,1 % en Suède et 23,7 % au Royaume-Uni depuis 2021. Au total, 3,4 millions de titres sont disponibles en formats numériques ou audio sur les 14,3 millions du catalogue européen.
La reconquête des librairies physiques se poursuit : elles représentent 48,2 % du chiffre d'affaires en 2024, contre 43,6 % en 2021, grignotant progressivement le terrain perdu pendant la pandémie (50,3 % en 2019). Symétriquement, les ventes en ligne reculent de 29,1 % en 2021 à 23,5 % en 2024. Un rééquilibrage que le secteur appelle de ses vœux, même s'il reste inachevé.
Les exportations, elles, se sont stabilisées autour de 20,3 % du chiffre d'affaires après avoir chuté à 18,3 % durant la pandémie, sans retrouver leur niveau de 2015 (22,9 %). Un enjeu majeur pour les marchés britannique, espagnol, français et allemand particulièrement tournés vers l'international.
« Rendre les livres plus sexy »
Longtemps fer de lance du secteur, la littérature jeunesse marque le pas. Sa part de marché a reculé de 21,2 % en 2017 à 17,9 % en 2024. « Peut-être que les enfants ne lisent pas autant qu'avant, mais il y a une autre raison qui n'est pas si évidente : nous avons de moins en moins d'enfants dans beaucoup de pays, comme l'Italie par exemple. Si vous avez moins d'enfants, vous ne pouvez pas vendre plus de livres aux enfants », analyse subtilement Enrico Turrin.
L'enquête Eurostat 2022, première du genre à l'échelle européenne, délivre un constat alarmant : 47,2 % des Européens de 16 ans et plus ne lisent aucun livre. Un taux qui grimpe à 52,9 % chez les plus de 65 ans et révèle des fractures béantes : 55,5 % des hommes ne lisent pas contre 39,5 % des femmes ; 67,6 % des personnes peu éduquées contre 22,9 % des diplômés du supérieur.
Mais l'enquête tord le cou à un préjugé : seuls 1,8 % des non-lecteurs invoquent des raisons financières. Pour 51,3 %, c'est simplement l'absence d'intérêt qui prime. « Nous n'avons pas besoin de rendre les livres moins chers. Nous devons rendre les livres plus sexy », tranche Turrin, appelant à repenser les stratégies de séduction du secteur.
L'Espagne, seul grand marché en croissance continue
Dans un paysage européen morose, l'Espagne fait figure d'exception : douze années consécutives de croissance, avec +4,1 % au premier semestre 2025 et surtout, une progression simultanée en volume et en valeur. Le Portugal suit la même dynamique positive. À l'inverse, les pays nordiques accumulent les difficultés avec des ventes d'imprimés toujours inférieures à 2019, tandis que l'Allemagne et l'Italie peinent à redémarrer en 2025.
Face à ces tensions croissantes entre apparences et réalité, le secteur européen du livre se trouve à un point d'inflexion : sa capacité à transformer une croissance nominale en rentabilité durable déterminera s'il s'agit d'un simple ajustement cyclique ou du signal de mutations structurelles plus profondes.
* Retrouvez la présentation de la FEE en document lié sur la gauche de l’article