Tic-tac, tic-tac. Il ne reste que « 10 minutes et 38 secondes » avant que le rideau de l'âme ne se ferme définitivement. Leila vient de passer de vie à trépas, mais ce laps de temps précieux lui permet de revisiter toute son existence. Lorsque l'auteure à succès (traduite en cinquante langues), Elif Shafak, fait de même, elle revoit une petite fille qui a grandi dans « une famille turque pas très traditionnelle. » Elle naît à Strasbourg, « parmi des migrants prônant la révolution et le changement du monde ». Ses parents divorcent quand elle a moins de six ans. La fillette s'installe avec sa mère à Ankara, dans la demeure de sa grand-mère adorée. « Ces deux femmes très différentes m'ont fortement influencée. », raconte-t-elle. La première est supposée se remarier, mais la seconde l'encourage à choisir sa voie. « Polyglotte, ma mère a repris des études universitaires pour devenir diplomate. Un parcours très inhabituel pour une femme turque. » Celui-ci les conduit en Espagne, en Jordanie ou en Allemagne. « De par cette vie nomade, je me sens citoyenne du monde. »

Conquérante de la liberté

Elif Shafak s'est souvent perçue comme « l'enfant oubliée de son père », qui ne ressemblait pas à ses camarades de classe. « J'étais toujours l'Autre, tant j'évoluais à la périphérie de la société. » De là son goût pour les marginaux qui peuplent ses romans, notamment le dernier. Cette solitaire avoue que « les livres [l]'ont sauvée. En cette ère de populisme et de paupérisation, nous avons besoin d'histoires pour nous comprendre mutuellement. »

Ses romans ne connaissent ni tabou ni auto-censure. Le poids familial ou religieux, les difficultés de la maternité ou la sexualité sont abordés dans La bâtarde d'Istanbul, Lait noir ou Crime d'honneur. Ces sujets dérangeants s'inscrivent dans son engagement pour la liberté d'expression ou le droit des femmes, nullement respectés en Turquie. Elif Shafak vit depuis longtemps à Londres. Rentrer reste dangereux, « mais je peux retourner en Turquie grâce à mon imagination. Il est difficile d'être écrivain dans ce pays, privé de démocratie, surtout si on est une femme. » Le gouvernement n'apprécie pas ses positions. Attaquée, Elif Shafak dit que « la haine [l]'effraye. Tous ceux qui traitent avec les mots sont menacés ou emprisonnés. C'est inacceptable ! Le nationalisme, l'islamisme ou le patriarcat marchent main dans la main. L'écrivain doit être attentif à ceux qui n'ont ni voix ni pouvoir. » Ici, elle emprunte celle de Leila, une prostituée assassinée, enterrée dans le « Cimetière des abandonnés ». Ce lieu a bouleversé l'auteure. « Dire que des marginaux ou des réfugiés y sont résumés à un chiffre sur une tombe anonyme. » Aussi dessine-t-elle une fille évoluant dans une famille polygame ultra-conservatrice, où les femmes subissent les affres du patriarcat. Leila fuit à Istanbul, « une ville féminine aimante, mais suffocante », à laquelle Elif Shafak est si attachée. Dans ce paradis promis, son héroïne doit vendre son corps pour survivre. L'amour et les amis colorient néanmoins sa vie. Une solidarité plus forte que la précarité ou la mort. Quelle ode à la liberté ! « J'aimerais encourager les femmes à créer des ponts entre elles, tout en y impliquant les hommes. Ce roman nous invite à ne pas se sentir prisonnier de son chemin. Puisse chacun suivre ses rêves sans briser ceux des autres. »

Elif Shafak
10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange - Traduit de l'angalis par Dominique Goy-Blanquet
Flammarion
Tirage: 14 000 ex.
Prix: 22 euros ; 400 p.
ISBN: 9782081500419

Les dernières
actualités