Une semaine de retard, décalage, mais l’actualité reste à peu près la même. Tout s’accélère et déprime, ralentit. On attend. On s’enflamme. On retombe. Comme si les canaux médiatiques nous présentaient un encéphalogramme permanent, tressautant. Comme si l’on voulait nous fondre là-dedans, nous réduire à « ça ». Des milliards sont débloqués alors qu’on croyait les caisses vides, et si l’on ne se noie pas dans la nébuleuse des montages financiers, chaque commentaire ajouté vient effacer le précédent. On « ne comprend pas », on « explique ». On tente. Dans Libération , mercredi 8 octobre, dix-sept artistes et intellectuels nous permettaient d’y voir clair. Beigbeder jouait à faire parler Patrick Bateman, le criminel courtier de Bret Easton Ellis toujours aussi satisfait de sa personne, Eric Reinhardt appelait à une refonte totale du système, pour Cusset l’état de « crise » est quotidien, constitutif de la vie des occidentaux. Jean-Claude Milner nous éclairait sur la mécanique vicieuse des investissements à risque en la démontant : nous vivons au-dessus de nos moyens. Et Joël Pommerat citait Flahaut : «  les acteurs rationnels ne sont pas pour autant raisonnables (…) le désir est sans limite  ». Plus, toujours plus. Je repense aux guerres florentines racontées par Patrick Boucheron, au monstre sorti des glaces de Thomas Pynchon… Tant de textes tirent depuis longtemps la sonnette d’alarme mais il n’y a que la panique qui semble apte à modifier les choses. Cela sera-t-il le cas ? Une fois de plus le réel rejoint la fiction, des essais avaient anticipé les événements. Qui entend ? Si ce n’est pas la première fois, il y a fort à parier que ce ne sera pas la dernière non plus. On se plaint qu’il y a trop de livres. Peut-être n’avons-nous pas assez de temps ; peut-être nos yeux ne sont-ils pas assez ouverts.   Samedi 4, à la librairie, les nôtres l’ont été, plus longtemps. Pendant la Nuit Blanche, près de 1200 personnes sont venues écouter des auteurs : Marianne Alphant, Chloé Delaume, un hommage à Tony Duvert, Ghérasim Luca, Gilles Leroy lisant Mahmoud Darwich, Marc Lambron lisant Saint-Simon, Silvia Baron Supervielle, Julien Santoni lisant Genet, Charles Dantzig évoquant Jules Laforgue… Le but n’est pas de faire du chiffre, mais des découvertes. On repart avec un livre dont on ignorait l’existence quelques minutes auparavant, on entend une ancienne et une nouvelle voix, on nous demande qui est Hélène Cixous, et surtout, on en redemande. L’aléatoire est total, le livre casse et ouvre jours et nuits, on a envie. On entre dans des textes, on effleure le fond.   Des pulsions qui se transforment en projets, œuvres, vision, une attention à l’extérieur pour construire et s’y installer, connaître l’éclat vif et bref du monde perçu, et peut-être parvenir à le rendre, le raconter, le montrer… C’est ce que Léonard (de Vinci) et (Nicolas) Machiavel ont certainement tenté. Dans le très lumineux ouvrage que leur consacre Patrick Boucheron (édité chez Verdier), servi par une belle langue, précise, l’un poursuit ses multiples obsessions, vol des oiseaux, tracé de l’eau, bataille où tournent férocement les chairs dans un nuage de poussière, pendant que l’autre s’efforce de comprendre le pouvoir, les méandres de la Fortune, comment guider la masse des hommes dans le monde instable des cités de la Renaissance italienne. Mais de leur rencontre, de l’artiste et du politique, nous ne saurons rien. Quelques traces à peine d’un côté et de l’autre nous laissent supposer qu’ils se sont croisés, voire ont travaillé ensemble : auprès de César Borgia à Urbino en 1502, vers 1503 pour le projet du contournement de l’Arno, et en 1504 quand Vinci travailla à la Bataille d’Anghiari , fresque inachevée. Un Léonard lent et distrait côtoie un Machiavel épris de stratégie et d’action. Les paysages défilent, les alliances se font et se défont, les rênes de la Fortune changent de mains, Louis XII, François Ier, des Médicis, et Michel-Ange passent. La mutabilité des flux permanents ont des échos orientaux, le ciel bleu éclate dans les palais, le fleuve emporte tout. Les points de vue se diffractent, se multiplient. Et nous, sur une autre rive du temps, dans quel monde vivons-nous ?     «  Dans une poignée de sable envolée éperdue  » (Paul Valéry, Introduction à la méthode de Léonard de Vinci )

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