Blog

Et maintenant? Comment le monde des livres peut aider la nation à se réconcilier

Et maintenant? Comment le monde des livres peut aider la nation à se réconcilier

Si Emmanuel Macron a remporté l'élection présidentielle, 10 millions de voix se sont portées sur la candidate d'extrême-droite. Face à cet électorat qui se sent invisible et non représenté, le monde des livres a son rôle à jouer.

Loin de l'enthousiasme, une grande partie d'entre nous sortons soulagés de cette élection présidentielle. S'est enfin terminée cette longue période au cours de laquelle nous avons souffert en tant que professionnels de l'information ainsi que comme citoyens. Finie la mise en cause de la rationalité, le déni de la réalité, la contestation des médias par-delà l'évidence, la défiance à l'égard des institutions judiciaires ou éducatives, l'invective élevée au rang d'argument de débat, l'instrumentalisation des outils de communication aux fins de désinformation, le détournement de la liberté d'expression pour porter des messages de haine.

Les urnes ont tranché nettement. Reste que plus de 10 millions de voix se sont portées sur une candidate qui a largement contribué à notre souffrance. Malgré ses excès et ses outrances, une partie considérable de nos contemporains ont choisi de lui donner leur suffrage. Le risque n'est pas nul que cette réalité tende à disparaître de nos préoccupations et que la vie reprenne comme d'habitude. On peut espérer que le nouveau Président en tiendra compte à la fois dans le contenu de sa politique et dans sa manière de la conduire. Mais l'ampleur de la défiance est telle que cela ne suffira sans doute pas. Dès lors, dans quelle direction chacun peut-il agir dans le monde des livres? Voici quelques propositions de pistes.

Une partie du malaise éprouvé par les électeurs de Marine Le Pen tient dans le sentiment personnel et collectif de n'avoir que peu de prise sur le monde. Plus encore, ils ont l'impression d'être invisibles et non représentés. La carte du vote donne une géographie de cette souffrance. Que ce soit chez les parlementaires ou dans les médias, ils ont l'impression (fondée) d'être absents ou présents au titre de modèles repoussoirs (le "kitsch", le "beauf", etc.). Il existe une demande et, encore plus, une nécessité de prendre en compte le rapport que les catégories en colère (notamment populaires) entretiennent avec le monde. Quelle place dans la production éditoriale donnée à leurs centres d'intérêts et à leur goûts? Quel traitement reçu par ces références dans les institutions du monde du livre? Dans le monde des bibliothèques, les questions anciennes sur la présence dans les catalogues et la mise en valeur des titres (y compris jeunesse) vus dans les grandes surfaces restent d'actualité. De même une opération telle que le "printemps des poètes" mobilise de l'énergie autour d'un univers très éloigné de l'essentiel de la population. Il y a là un enjeu de reconnaissance essentiel. Ne pas voir des éléments de "son" monde peut donner naissance et, encore plus, confirmer l'impression d'être méprisé. Et bien sûr un tel sentiment n'est pas de nature à susciter une confiance à l'égard d'une institution pourtant à même d'accompagner les individus et les familles dans un chemin d'ascension sociale.

Le service, remède au sentiment d'exclusion

Quand l'adhésion aux références est incertaine, le service n'en devient que plus important. Pour les bibliothèques, un parking, de larges horaires d'ouverture, une boîte de retour, la simplicité des démarches d'inscription et de transaction, ou encore la qualité de l'accueil, sont des éléments qui participent de l'impression donnée par l'institution de prendre en compte (ou non) le point de vue de la population. La domination s'exerce aussi de façon très discrète par des détails anodins en apparence. Améliorer les services est de nature à en réduire la force.

L'individualisation du rapport au monde disperse les références. Les individus tendent à recomposer un univers partagé à l'intérieur de communautés choisies aux portes desquelles s'interrompt leur participation au monde. A force de construire un monde à soi, nous perdons la conscience d'une appartenance commune. Les attentats ont permis de réaliser que par-delà nos différences et la singularité de nos univers personnels, nous partagions un espace commun de vie. Mais cette conscience reste fragile. Après tout, il a fallu peu de temps pour passer de "J'ai embrassé un flic" à "tout le monde déteste la police"... Le monde du livre peut travailler à rassembler les lecteurs et citoyens. L'édition peut chercher à résister à l'émiettement de la production. Libraires et bibliothécaires peuvent soutenir et diffuser autant que les autres les références qui deviennent communes. A la valorisation des professionnels par la fonction de distinction sociale devrait contrebalancer celle par la capacité à faire émerger et porter des références communes. Il n'est pas infamant pour les bibliothèques de promouvoir Max et Lili (plébiscité dans le palmarès des prêts en bibliothèques, Cf. LH n°1127) ou Merci pour ce moment pour les libraires...

Faire émerger et porter les références communes

Chercher à rassembler par des références constitue un objectif intermédiaire. Le but à atteindre consiste à faire en sorte que les lecteurs identifient la part d'universel qui est en eux et qui les relie avec tous les autres. C'est le sens de la célèbre formule de Montaigne: "Chaque homme porte la forme entière de l'humaine condition". L'humanité nous rassemble et serait à même de nous permettre de surmonter nos différences et désaccords. La diversité des formes d'existence n'est que l'expression de la multitude des manières d'être homme. Aimer l'altérité c'est aimer un autre soi-même. Si comme l'affirme à raison le regretté T. Todorov: "la liberté est le trait distinctif de l'espèce humaine" (Nous et les autres, p. 428), il s'agit de faire aimer cette liberté. Cela signifie de refuser de mettre au ban des formes d'expression étrangères ou inhabituelles. Au contraire, il s'agit de se saisir de ce qui rassemble et de le mettre en avant. La médiathèque André-Malraux de Sète a mis en place une opération "Cuisine-moi une chanson !" dans laquelle l'écrit, la musique et la cuisine sont autant d'inxgrédients à même de réunir générations, milieux, cultures. Une voie parmi d'autres pour réunir.

La rationalité a souffert au cours de cette campagne. Certains candidats ont mis en doute des faits et les institutions (judiciaires et médiatiques) qui les portaient, voire sont allés jusqu'à propager de fausses informations. Loin de faire preuve d'exemplarité, ils ont ouvert la voie à la contestation de la vérité. En cela ils ont menacé l'ordre démocratique qui doit s'appuyer sur la rationalité sans quoi le populisme et ses excès risquent de l'emporter. La promotion du raisonnement scientifique, de la rigueur historique ou de la démonstration empirique comporte un enjeu qui dépasse la seule "science". Elle forme une condition de notre société et de sa stabilité. La vulgarisation scientifique n'est pas un "gros mot" mais bien une nécessité. La légitimité scientifique ne doit cependant pas rester au rang de statut a priori. Elle suppose de s'inscrire dans le monde et de se confronter aux sceptiques qui trouvent si facilement des sources de confirmation et si peu de contradictions. Le livre et les lieux du livre sont par excellence le cadre de ces débats nécessaires. Cela peut autant prendre la forme de conférences comme le cycle "Tout comprendre" mis en place par la médiathèque K. Yacine à Grenoble que le "club de la presse" mis en place par la bibliothèque de Fouesnant au cours duquel les usagers peuvent confronter leur avis sur l'actualité.

Le renouvellement politique que traduit l'élection d'Emmanuel Macron ouvre des possibles qui n'avaient jusqu'alors pu dépasser le stade d'hypothèses. Comme il l'a affirmé le soir même, "la tâche est immense". Le changement s'impose désormais. Le monde du livre peut y prendre sa part.

Les dernières
actualités