En parfaite Capricorne, si elle suit son instinct et agit selon ce qu'elle estime juste, Christine Jordis n'est pas du genre à partir sur un coup de tête. "Cela fait déjà dix ans que j'y songeais, confie-t-elle, et j'avais déjà pris statutairement ma retraite il y a quelques années, sans d'ailleurs dételer." Mais cette fois, fini, officiel : "En février, j'ai donné à Antoine Gallimard, et en plein accord avec lui, ma démission d'éditeur pour le domaine en langue anglaise, fonction que j'occupais depuis 1991 pour "Du monde entier", une collection dont il assume lui-même la direction. Je dois dire que sa réaction m'a beaucoup touchée. Il m'a dit : "Je comprends qu'après vingt ans dédiés à d'autres auteurs, vous ayez envie de vous consacrer à votre oeuvre personnelle." Et il m'a proposé de publier dans la "Blanche" mon nouveau roman,alors que j'étais, depuis mes débuts, un auteur du Seuil !" Happy end, donc, pour une collaboration que Christine Jordis qualifie de "très heureuse, en totale confiance avec [son] patron à qui [elle] reportai[t] directement, et avec des équipes [qu'elle] tien[t] à saluer".

Après avoir été, dans les années 1970, au lycée de Savigny-sur-Orge, professeure d'anglais, Christine Jordis, qui avait consacré sa thèse à l'humour noir anglais, rejoint le British Council, en tant que literature officer. "J'étais à la fois une militante et une dragueuse d'auteurs, que j'invitais à Paris, toujours en liaison avec des auteurs français. Cela m'a permis de nouer des liens d'amitié avec William Golding, Iris Murdoch ou David Gascoyne, par exemple." Le seul qu'elle ait elle-même traduit. "Son Journal de Paris et d'ailleurs, dont il m'avait confié le manuscrit, et avant 1991 !" Ce texte, comme sa correspondance avec les plus grands écrivains anglo-saxons, Christine Jordis les a légués à l'Imec.

Un seul regret

Elle aimait son job, mais, au bout d'une douzaine d'années, commence à se lasser. C'est à ce moment-là qu'Antoine Gallimard l'appelle et demande à la rencontrer. "C'était faire preuve d'imagination, reconnaît-elle, parce que je n'avais aucune expérience de l'édition ! » L'entretien s'est bien déroulé, puisque Christine Jordis se voit engagée, en avril 1991, en tant qu'"assistante littéraire à la direction", pour "remplacer Michel Mohrt". "A mi-temps", elle va gérer tout le domaine littéraire de langue anglaise, Inde comprise, publiant entre douze et quinze titres par an, sans compter les auteurs classiques. Parmi ses grands chantiers, dont elle se dit "fière" : la retraduction d'Ulysses de Joyce, en 2004, ou les inédits de Kerouac, qui sortent depuis quelque temps. Et son seul regret : "Abandonner en cours de route les quatre volumes monumentaux de la Correspondance de Samuel Beckett, dont le premier paraîtra en 2013."

En dépit de son enthousiasme, Christine Jordis finit par ressentir derechef une forme de lassitude, "parce que le marché du livre est en train de changer, s'alignant sur les pratiques anglaises et américaines : enchères, spéculation grandissante, embargos...". Elle ne se sent plus "vraiment à [sa] place", mais met "dix ans à [se] détacher". Et puis, ainsi qu'Antoine Gallimard l'a bien compris, elle souhaite se consacrer plus à son propre travail d'écrivain.

En 1989, "après des années de souffrances et d'étouffement parce [qu'elle] ne parvenai[t] pas à écrire le livre [qu'elle] portai[t] en [elle] », elle avait enfin achevé De petits enfers variés, un essai sur le milieu littéraire féminin anglais au XIXe siècle, qu'Anne Freyer publie au Seuil, et qui obtient le prix Femina essai. Elle enchaînera ensuite une dizaine d'autres titres, dont Gens de la Tamise et d'autres rivages... : vu en France (Seuil, 1999), qui remporte le Médicis essai. Son oeuvre lui vaudra d'être, en 1996, "cooptée » au jury du Femina.

Aujourd'hui, ce qui tient le plus à coeur de Christine Jordis, c'est Une vie pour l'impossible, transposition romanesque, et "avec la plus grande distance possible puisque le narrateur est un jeune homme, vague neveu du héros", du parcours authentique de son père, Henri, un aventurier qu'elle compare à T. E. Lawrence ou Charles de Foucauld. Quant à la matérielle, comme elle avoue avoir «du mal à [se] passer du monde du travail et de l'édition", elle a accepté d'entrer au comité de lecture de Grasset. Pour qui elle ne lira que des manuscrits d'auteurs... français ! "L'anglais, j'en ai marre. Pas question que je refasse la même chose ailleurs. C'est réellement une page de ma vie qui se tourne." Et du coup, elle travaille déjà à un autre livre !

Une vie pour l'impossible, Christine Jordis, Gallimard, 23 euros, ISBN : 978-2-07-013836-4, mise en vente le 3 octobre.

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