Tout commence en 1885, avec l'arrivée à Londres d'un trio de Français venus faire du shopping, vestimentaire et intellectuel, dans la capitale de l'Empire britannique à son apogée - une situation qui explique l'anglophilie d'une partie de la société française de l'époque en dépit des rivalités incessantes entre les deux pays, notamment coloniales. Ces messieurs sont le prince Edmond de Polignac, grand seigneur fauché qui devra épouser une Américaine, héritière Singer, pour redorer son blason ; le comte Robert de Montesquiou, le prince des dandys, ami intime de Proust, modèle du Charlus d'À la recherche du temps perdu et de Des Esseintes dans À rebours de Huysmans ; et le docteur Samuel Pozzi, jeune gynécologue en vue, bientôt coqueluche du Tout-Paris, et chirurgien spécialisé dans l'opération des blessures par balles. « Curieux trio », admet Julian Barnes, qui les a réunis. Deux aristocrates gays et catholiques, un roturier protestant athée, hétéro et bourreau des cœurs. Sarah Bernhardt, une des nombreuses patientes et amantes de Samuel Pozzi, le surnommait « Docteur Dieu ». D'autres l'appelaient « Dr Love » ! À Londres, leurs courses achevées, ils rencontrent tout le gotha littéraire et pictural de cette fin de siècle : Henry James, les peintres Whistler, Burne-Jones, Alma-Tadema...

Ainsi qu'il l'explique dans sa note finale, l'une des idées de Julian Barnes dans ce livre, est, en farouche opposant du Brexit (lui qui est le fils de deux professeurs de français), de rappeler les rapports indissolubles entre les cultures anglaise et française. Il dresse le tableau de ce moment de l'histoire - fin de siècle puis Belle Époque - sous l'angle de la création artistique : décadentisme en Angleterre (relayé en France par Gustave Moreau, Huysmans, Oscar Wilde et d'autres), avant-garde à Paris. Proust, à sa façon, s'en fera le mémorialiste, une fois que tout cela aura disparu.

Procédant par association d'idées, avec une érudition époustouflante, Julian Barnes utilise le docteur Pozzi (1846-1918) comme un fil rouge, constatant qu'il est partout, qu'il connaît tout le monde, et que son parcours professionnel et mondain est exceptionnel. Sa vie privée, en revanche, est moins réussie. Sa femme Thérèse finira par demander la séparation du couple et obtiendra la garde de ses trois enfants - dont Catherine, l'égérie de Paul Valéry, laquelle, dans son Journal, ne se montrera guère tendre avec son père.

En 1918, quelques mois avant la fin de la guerre, qu'il avait faite en tant que lieutenant-colonel, médecin au Val-de-Grâce et dans son hôpital Broca, Pozzi est assassiné de trois balles par un de ses anciens patients qui lui avait gardé rancune de ses infirmités. La chirurgie n'a pas pu le sauver. Ses collections ont été dispersées à Drouot. Son portrait par John Singer Sargent, L'homme en rouge, peint en 1881, est à Los Angeles. Sic transit...

Julian Barnes
L'homme en rouge
MERCURE DE FRANCE
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 23,80 € ; 304 pages
ISBN: 9782715254022

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