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Foire de Francfort : l’Europe muscle sa défense

Foire de Francfort, entre les différents pavillons. - Photo Olivier Dion

Foire de Francfort : l’Europe muscle sa défense

Si la Foire de Francfort, qui s’est tenue du 8 au 12 octobre, reste un lieu d’échange de droits, c’est désormais aussi un espace qui cristallise, sous les regards des Anglo-Saxons, les initiatives européennes face à la montée d’Amazon.

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Par Anne-Laure Walter,
Créé le 17.10.2014 à 02h33 ,
Mis à jour le 17.10.2014 à 09h43

Treize heures cinq, jeudi 9 octobre à la Foire de Francfort. Des cameramen, pho-tographes et journalistes armés d’un micro remontent en courant les allées du hall 6. Ils filent sur le stand Madrigall : Patrick Modiano vient de se voir attribuer le prix Nobel de littérature. La directrice des droits étrangers de Gallimard, Anne-Solange Noble, enchaîne les interviews en français et en anglais, et fera la une le lendemain du quotidien de la foire Publishing perspectives.

Anne-Solange Noble commente le Nobel de Patrick Modiano. Pour son 30e Francfort, la directrice des droits étrangers de Gallimard a reçu un beau cadeau avec l’attribution du prix Nobel de littérature à un des auteurs phares du catalogue, Patrick Modiano, six ans après celui de J. M. G. Le Clézio. - Photo OLIVIER DION

Dans l’ambiance morose liée aux difficultés du marché et à la guerre contre Amazon qui a marqué la foire du 8 au 12 octobre, l’annonce a procuré un peu de réconfort aux professionnels français présents. Alors que la rentrée littéraire a été polarisée sur quelques titres, les ventes moyennes sont de l’avis de beaucoup d’éditeurs anormalement basses, ce qui donne peu d’enthousiasme pour acheter des titres étrangers. "Il n’y a rien de gigantesque, affirme Laurent Laffont, le directeur général de Lattès, habitué aux enchères et à la chasse aux best-sellers. C’est un Francfort sérieux et travailleur." Ce que confirme Philippe Robinet, à la tête de Kero, résumant cette 66e édition par un optimiste : "Moins de foule mais plus de fonds."

Vincent Montagne invite l’Allemagne à Paris. Lors du traditionnel cocktail du Bief mercredi 8 octobre, le président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne, a confirmé que la France acceptait l’invitation d’honneur de la Foire de Francfort pour 2017. Avant d’inviter en retour l’Allemagne au Salon du livre de Paris 2018. A droite, Vincent Monadé, président du CNL.- Photo OLIVIER DION

Place forte européenne

Car, malgré tout, pour beaucoup de Français, ces quelques jours outre-Rhin sont une respiration. a fait du bien d’être à Francfort, on n’a moins les yeux rivés sur les réassorts", ironise Joëlle Losfeld. Et le fait de côtoyer des éditeurs du monde entier montre que la France s’en sort plutôt bien par rapport à l’Europe du Sud et aux Anglo-Saxons, grâce à son arsenal législatif. "Hier, au cours d’un dîner, un éditeur américain me disait à quel point nous avions raison de tenir bon sur le prix du livre numérique et de ne pas céder sur la gratuité", raconte une éditrice.

Face à l’emprise des géants du Web sur le marché de l’édition mondiale et en particulier à la partie de bras de fer des professionnels avec Amazon, la Foire de Francfort est devenue une place forte européenne où la résistance s’organise. Pendant toute sa durée, les Américains sont restés discrets et extrêmement prudents par rapport à Amazon. Lors du "CEO Talk", mercredi 8 octobre, Brian Murray, P-DG d’HarperCollins, a botté en touche à propos de la renégociation du contrat d’agence. A cause de la procédure initiée par Amazon aux Etats-Unis, les éditeurs du "Big Five" vont même jusqu’à s’éviter dans les allées et n’osent s’entretenir sans témoin, même de façon anodine, de peur de se faire attaquer pour entente.

Les autres, en revanche, ne se privent pas de commenter l’annonce par la Commission européenne, juste à la veille de la Foire, de l’ouverture d’une enquête sur les accords fiscaux secrets entre Amazon et le Luxembourg. Alors qu’ils sont sur le point de partir, les deux commissaires à la fiscalité et la concurrence s’avisent en effet de s’occuper de dossiers qui traînent depuis longtemps. Le premier a invoqué la nécessité de "garantir une concurrence fiscale loyale", et le second a condamné "un traitement préférentiel qui équivaudrait à des subventions déguisées". C’est aussi ce que demandent quatorze organismes européens dédiés au livre et mobilisés par le Centre national du livre, ainsi que par la Fédération européenne et internationale des libraires (EIBF). Et c’est bien le cadre de la Foire de Francfort que ces institutions ont choisi pour communiquer sur leurs actions collectives. "Envahissons Bruxelles. Envahissons Strasbourg. Soyons partout pour faire avancer nos positions par le débat et le dialogue", a lancé Vincent Monadé, lors de la signature de la Déclaration européenne pour le livre dénonçant les géants de l’Internet qui "faussent la concurrence". L’EIBF de son côté a également signé en grande pompe une charte du livre et de la lecture, qui demande une TVA non discriminante pour le livre numérique, et qui veut en expliquer les enjeux dans une grande campagne de communication européenne.

TVA et droit d’auteur

Dario Franceschini, le ministre italien de la Culture, a annoncé, dans une conférence de presse, un autre challenge : il veut obtenir des ministres européens de la Culture "une déclaration commune à propos de la TVA sur le livre numérique" lors de leur prochaine réunion, le 25 novembre. Reste qu’il lui faut l’unanimité pour donner du poids politique à un texte qui n’est pas du ressort des signataires, mais de celui des ministres des Finances, lesquels ne veulent pas en entendre parler.

La Fédération européenne des éditeurs (FEE) se préoccupe pour sa part de la question de la révision de la directive sur le droit d’auteur, évoquée lors de sa réunion habituelle du jeudi. Elle a reçu le Danois Jens Nymand-Christensen, nouveau directeur général adjoint de la DG éducation et culture de la Commission européenne. Pierre Dutilleul, le nouveau président de la FEE, a commencé à faire le tour des nouveaux parlementaires européens susceptibles de s’intéresser au livre et de comprendre les enjeux économiques des entreprises du secteur. Jean-Marie Cavada en fait partie. Il parrainera la prochaine rencontre auteurs-éditeurs au Parlement à Strasbourg, fin novembre.

Les Anglo-Saxons plus proches

Longtemps dominée par les Anglo-Saxons, la Foire de Francfort se recentre donc sur l’Europe. A preuve, dès l’année prochaine, les éditeurs anglais et américains se rapprocheront de leurs confrères en s’installant dans le hall 6. "La demande est venue des exposants anglo-saxons du hall 8, qui se sentaient très isolés par rapport au reste de l’édition mondiale", confirmait Jürgen Boos, le directeur de la manifestation, il y a quelques mois. Souvent taxés d’isolationnisme, les Anglo-Saxons commencent en effet à regarder de plus près les marchés européens et plus généralement non anglophones pour étendre leur périmètre de jeu. HarperCollins part à la conquête de l’Europe pour installer sa marque en commençant par ouvrir une filiale en Allemagne. La maison possède ainsi les droits mondiaux de 60 % des titres de son catalogue et envisage de traduire directement pour le marché européen.

Et, phénomène initié en 2012 avec La vérité sur l’affaire Harry Quebert (Fallois) cédé en 32 langues, les catalogues européens et français en particulier ont suscité cette année encore l’intérêt de nombreux éditeurs. La tendance était davantage aux textes très littéraires qu’au polar ou au feel good book. Dès l’annonce du prix Nobel, les scouts français se sont empressés de dresser pour leurs clients étrangers la liste des romans de Patrick Modiano encore disponibles pour certains pays. En effet, si l’auteur d’Un pedigree est lu dans une quarantaine de langues, certains titres du fonds ne sont pas encore traduits.

Par ailleurs, en fiction, l’un des titres qui a suscité le plus de curiosité est Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, paru en mai chez Actes Sud. Lauréat du prix des 5 continents de la francophonie, sélectionné pour le Goncourt et le Renaudot, ce premier roman, qui imagine les réactions d’un frère de l’Arabe tué par Meursault dans L’étranger de Camus, a été vendu en Allemagne et au Danemark. En non-fiction, son pendant serait Miroir de l’Occident : le nazisme et la civilisation occidentale de Jean-Louis Vullierme (Toucan), qui a été préempté aux Pays-Bas, est en cours de négociations au Brésil et intéresse des éditeurs en Allemagne, aux Etats-Unis et au Japon. Enfin, l’un des "big books" de la Foire est un pur produit de l’édition européenne puisque son auteure, Milena Busquets-Tusquets, est la fille d’Esther Tusquets, la célèbre éditrice catalane d’Editorial Lumen, qu’elle met en scène dans son roman, Ça passera aussi. Il a été acheté par huit pays, dont la France - il paraîtra chez Gallimard en avril 2015 - et les Etats-Unis, qui ont déboursé 500 000 dollars. Hollywood l’a même optionné. A.-L. W. et H. H.

Trois "big books" de la Foire

The girls d’Emma Cline, 25 ans, l’histoire d’une adolescente dont les parents divorcent et qui se retrouve dans la communauté de Charles Manson, l’assassin de l’actrice Sharon Tate. Vendu pour un montant "à 7 chiffres" par l’Américain Chatto & Windus, il paraîtra à La Table ronde, qui a remporté les enchères pour la France.

The longings of Jende Jonga d’Imbolo Mbue, une Camerounaise de 33 ans vivant à New York, l’histoire d’un immigré africain devenu chauffeur d’un dirigeant de Lehman Brothers, qui l’entraînera dans sa chute. Belfond le publiera en 2016.

La passion de Mademoiselle S. Lettres de 1928-1930, les lettres érotiques d’une Française à son amant marié, retrouvées dans une cave par un ex-ambassadeur… Acheté en Espagne, Italie, Pays-Bas et en négociation en Allemagne. C. C.

HarperCollins se met aux langues étrangères

Brian Murray, P-DG de HarperCollins, pendant le "CEO talk" organisé par Livres Hebdo et ses homologues étrangers.- Photo OLIVIER DION

"Compte tenu de la nouvelle cartographie de l’édition dans le monde à l’heure du numérique, c’est le bon moment pour envisager une expansion en dehors de la zone anglophone", a affirmé, le P-DG d’HarperCollins, Brian Murray, invité au "CEO Talk" organisé par Livres Hebdo et d’autres journaux professionnels du livre. Ainsi la branche livre du groupe du magnat australien Rupert Murdoch a annoncé, le jour de l’ouverture de la Foire, la création d’HarperColllins Germany, adossée aux éditions Harlequin, que le groupe a fini d’acquérir en août. Un mariage qui peut surprendre, mais Brian Murray prône la complémentarité des compétences. "Harlequin a une expérience fine du lectorat féminin, des clubs de lecture, des ventes dans les réseaux des hypermarchés ou des kiosques… HarperCollins a une grande tradition de la librairie, des auteurs et est très actif dans le numérique." Cinquante titres piochés dans le catalogue d’HarperCollins paraîtront en allemand en 2015, principalement des best-sellers dans le monde anglophone. La marque sera ainsi lancée par la publication de The Heist ("Le braquage") de Daniel Silva dans 16 pays, dont la France.

Car le bureau allemand n’est qu’un début : "L’Allemagne a l’un des marchés les plus solides d’Europe, mais nous discutons avec plusieurs autres pays." Les implantations se feront donc via Harlequin. Mais qu’en sera-t-il des trois pays où l’éditeur de romances est présent sous forme d’une joint-venture avec un partenaire déjà bien implanté : en Italie, au Brésil et en France (avec Hachette) ?

A.-L. W.

"Nous ferons une annonce quand le contrat sera signé"

 

Jürgen Boos, patron de la Foire de Francfort, détaille la réorganisation des lieux en 2015 et revient sur l’invitation d’honneur de la France en 2017.

 

"Il ne s’agit pas que de représentation culturelle, mais aussi de business, de politique et de mise en avant des auteurs." Jürgen Boos- Photo BERND HARTUNG/FOIRE DE FRANCFORT

Jürgen Boos - Les acteurs numériques font désormais partie du paysage et les professionnels du livre savent désormais travailler avec eux. Ce n’est plus un sujet de débat. Ce qui l’est plus, c’est la manière dont les politiques peuvent s’adapter à ces nouveaux acteurs. Bruxelles cherche à légiférer sur la TVA, sur le droit d’auteur, le monopole d’Amazon ou de Google. Nous attendons des directives, et les gouvernements locaux regardent vers la France. Généralement nous suivons les Français ! Car vous avez su protéger vos librairies.

Nous avons parlé avec tous les exposants du hall 8, et nous allons essayer de les satisfaire avec un nouveau plan qui suit deux critères de regroupement : par zones linguistiques et par thématiques de marché (la jeunesse, l’éducation, les STM). Le hall 8 va migrer dans le hall 6 [où se trouvent actuellement les Français, NDLR] sur trois niveaux. Il sera recentré sur le monde anglo-saxon, alors qu’il y avait dans le hall 8 des acteurs non anglophones, tout en conservant le centre des droits. Certains exposants du hall 8 iront dans l’espace jeunesse du hall 3 ; d’autres dans celui des éditeurs techniques dans le hall 4. En termes de mètres carrés vendus, la surface sera équivalente. Il est possible que nous investissions plus l’agora, au centre du parc des expositions.

Juste en face, dans le hall 5, au premier étage comme jusqu’alors dans le hall 6, à proximité du carrefour principal où passe la via mobile. Les Français retrouveront les Espagnols et les Latino-Américains. Les Italiens seront juste en dessous.

La présence de la France, que nous avons invitée il y a deux ans et demi, a été annoncée, mais nous n’avons pas encore reçu la confirmation officielle. Nous ferons une annonce lorsque le contrat sera signé. Nous devons encore discuter avec les divers partenaires français pour savoir qui seront nos interlocuteurs, quels types d’activités seront représentés, ce que les éditeurs attendent de cette mise en lumière. Il ne s’agit pas que de représentation culturelle, mais aussi de business, de politique et de mise en avant des auteurs.

Effectivement, ces derniers mois, nous avons discuté avec le Mexique, ainsi d’ailleurs qu’avec un autre pays, pour une invitation d’honneur. Mais, comme la France, le Mexique n’a encore rien signé. Pour ces deux pays nous avons deux créneaux, en 2017 et en 2019. Pour 2018 en revanche, nous avons déjà signé en début d’année un accord avec la Géorgie. Il y a une longue liste de pays qui sont intéressés par une mise en avant à la Foire de Francfort.

Nous sommes ravis de cette invitation. Mais, pour y répondre, nous devons d’abord parler à nos partenaires afin de trouver le budget nécessaire.

Propos recueillis par F. P. et A.-L. W.

(1) Voir "Jürgen Boos : Pourquoi Francfort change", LH 996, du 2.5.2014, p. 18.


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