Manuels scolaires

Guillaume Montégudet : « L'Île-de-France menace la diversité éditoriale »

Guillaume Montégudet - Photo Hannah Assouline

Guillaume Montégudet : « L'Île-de-France menace la diversité éditoriale »

Guillaume Montégudet, directeur du pôle éducation & formation d’Humensis (Groupe Albin Michel) et membre du bureau de l'Association des éditeurs d'éducation, détaille les conséquences de la politique francilienne sur le secteur éditorial scolaire.

J’achète l’article 1.5 €

Par Éric Dupuy
Créé le 09.09.2025 à 10h00

La région Île-de-France, qui représente environ 20 % du marché scolaire lycéen, a annoncé cet été trois mesures qui ont vivement ému le secteur de l’édition scolaire. La collectivité a décidé de ne plus financer de nouveaux manuels papier, de réduire de 75 % les budgets pour les manuels numériques proposés par les éditeurs scolaires et de mettre à disposition, en substitution, des manuels dits « libres ».

Face à cette équation qu’ils considèrent « n’étant plus équilibrée », les éditeurs scolaires ont peu de marges de manœuvre. Entretien avec Guillaume Montégudet, directeur du pôle éducation & formation d’Humensis et membre du bureau de l’association des éditeurs scolaires, qui dénonce une rupture totale du modèle.

 

Livres Hebdo : Comment les éditeurs vont-ils s'adapter concrètement ?

Guillaume Montégudet : Plus de manuels papier, des budgets pour les manuels numériques des éditeurs réduits à la portion congrue… À terme, le risque est d’abord que nous ne puissions pas demeurer sur le marché du lycée en Île-de-France. Nous avons spécimené (envoi d’un spécimen papier aux enseignants en amont de la publication, ndlr) nos nouveaux manuels de lycée cette année - c'est extrêmement coûteux.

Lire aussi : Les éditeurs scolaires en guerre contre le modèle francilien

S'il n'y a plus d'adoptions dans les classes, ni papier, ni numérique, et que la seule vocation de nos spécimens serait d’être massivement photocopiés par les enseignants faute de budget pour les commander, le modèle économique ne fonctionne pas. En ma qualité de président du Centre français de la copie (CFC), je suis particulièrement sensible à ces enjeux de copie qui nous conduisent à augmenter fortement nos contrôles dans les établissements en Île-de-France. Il y a fort à parier que les photocopies vont encore exploser ! Imposer le numérique, pour augmenter les photocopies, voilà le paradoxe d’une politique qui peut sembler mal dosée.

« Imposer des manuels désagrégés, c’est pédagogiquement dangereux »

Comment les éditeurs peuvent-ils sortir de cette crise ?

Cela stimule la R & D de nos maisons. À l’écoute des besoins des enseignants, à l’écoute des régions ouvertes aux échanges, on réfléchit à des offres éditoriales qui permettent de faire évoluer la proposition pédagogique. Mais, à la différence de la plateforme imposée en Île-de-France qui désagrège le contenu des manuels en une multitude de fragments éclatés, nous restons d’abord solidement attachés aux apprentissages structurés. Ensuite, notre colonne vertébrale doit rester la possibilité de dire aux enseignants : avec nos marques, vous trouvez une solution éditoriale qui vous permet de mettre en œuvre avec vos classes tout le programme d’une matière pour un niveau. C’est cette exigence qui fait le propre de l’ambition éditoriale des éditeurs scolaires. Sinon, on ne serait plus éditeurs scolaires mais seulement fournisseurs de solutions éducatives ponctuelles.

La région argue que le business model du manuel scolaire est entièrement à revoir. Que répondez-vous ?

Je répondrais d’abord qu’imposer les manuels au format Pearltrees, donc désagrégé, nous paraît pédagogiquement dangereux. On est face à la tiktokisation des apprentissages, l’ère du scroll, du zapping. On se demande comment un élève peut apprendre sur un produit qui n'a plus de colonne vertébrale. Particulièrement des élèves en difficulté, ou à besoins éducatifs particuliers. Comment un parent peut aider face à un produit sans cadre, sans repère ? On creuse les inégalités. Territoriales. Familiales. Entre le public et le privé, qui pourra mettre les familles à contribution pour acheter des manuels.

Je rappellerais ensuite que les éditeurs scolaires restent les leaders du numérique éducatif. Nous avons été les premiers à faire du numérique éducatif et nous ne cessons de faire évoluer nos offres. Des manuels enrichis d’audio, de vidéos, d’exercices interactifs… La possibilité de récupérer chaque contenu pour l’importer dans une plateforme pour construire et partager un cours… Nous ne sommes pas contre le numérique. Nous ne sommes pas contre les plateformes. Ce que nous dénonçons, c’est le format, l’acteur et bientôt les contenus uniques, régionaux.

« On cherche surtout à rouvrir un débat inexistant avec la Région »

Quelle est votre stratégie de riposte collective ?

On discute, on réfléchit entre confrères. Mais nous sommes des entreprises concurrentes, et la concurrence, avec ses contraintes juridiques, doit garantir la diversité, la qualité et l’innovation. On cherche surtout à rouvrir un débat inexistant ces derniers mois avec la région Île-de-France, à l’écoute de ses besoins et des propositions que nous pouvons faire pour y répondre au mieux.

Un recours juridique est engagé. Sur quoi porte-t-il exactement ?

Nous avons en effet engagé un contentieux devant le tribunal administratif de Montreuil sur les manuels libres. Nous sommes particulièrement inquiets de ce développement régional, directement concurrent de nos manuels, quand au même moment les crédits pour nos contenus sont drastiquement réduits. Cette standardisation menace la diversité éditoriale, au mépris de la liberté pédagogique des enseignants. De « libres », ces manuels 100 % numériques, au format désagrégé imposé par la Région et sans alternative de contenus, deviendront rapidement « imposés ». On le considère comme une distorsion de marché. Une décision est attendue en octobre-novembre.

Comment analysez-vous le silence du ministère de l'Éducation nationale ?

Nous nous interrogeons sur la régionalisation éducative en cours. Pour les enseignants, Pour les élèves. Cela interroge sur la vision commune. Cela interroge sur les moyens mobilisés pour adresser les problématiques de niveau constatées par les classements PISA. Cela interroge l’égalité entre territoires et la liberté laissée à telle ou telle collectivité d’initiatives plus ou moins pertinentes, selon ses moyens. Moderne ou moyenâgeux, avec risques de dérive démocratique ?

« La politique francilienne détruit la valeur du manuel structuré »

Que représentent concrètement vos manuels structurés face aux contenus granulaires ?

Nos manuels structurés proposent à la fois une vision « double page » et une vision web qui conserve toujours la construction ordonnée, hiérarchisée du parcours pédagogique lié à telle ou telle leçon. Pour autant, tous les contenus (un document, un exercice, un quizz…) sont autonomes, imprimables, téléchargeables. On peut les importer dans Pearltrees. On peut les importer dans n’importe quelle plateforme. Ce qu'on dit, c'est qu'on peut faire les deux : à la fois des manuels structurés ET des granules récupérables. Un plus un peut faire plus que deux, alors que la politique francilienne détruit la valeur du manuel structuré, pour ne garder que des granules. Plus de cadre. Plus de repères…. Plus de manuels.

Comment voyez-vous l'avenir du manuel scolaire ?

On s'interroge sur le manuel scolaire, évidemment. Aujourd’hui, comme tout le temps : c'est un produit qui évolue en permanence et qui continuera à évoluer. Dans son format. Dans sa construction. Mais, je le répète, notre combat est dans la défense du pédagogique structuré, construit, orchestré, mis en forme. Dans ce que propose la région Île-de-France, il n'y a plus de diversité éditoriale : uniquement du numérique, uniquement des contenus numériques déstructurés.

On oublie les enseignants qui ne sont pas à l’aise avec le numérique, on oublie les enseignants travaillant un nouveau programme avec un manuel, on oublie les jeunes enseignants… on ignore totalement les élèves et les parents.

Que risque le secteur si d'autres régions suivent l'exemple francilien ?

Nous avons réalisé une étude qui révèle que 84 % des enseignants interrogés ne considèrent pas la décision de la région Île-de-France comme bonne. 74 % ne considèrent pas la solution adaptée à leurs pratiques. 72 % ne la considèrent pas adaptée à leurs élèves. Nous devons sans nul doute faire évoluer nos propositions. Gageons qu’en la matière, le principe de précaution soit d’un précieux recours, quand le manuel a prouvé sa capacité à accompagner avec succès des générations et des générations d’élèves.

Les dernières
actualités