Etonnants voyageurs

Haïti : étonnants bâtisseurs

Les ruines du palais présidentiel. - Photo ANNE-LAURE WALTER

Haïti : étonnants bâtisseurs

En Haïti, les écrivains et les acteurs du livre reconstruisent les imaginaires et les consciences dans un pays sans Etat, jonché de gravats et recouvert d'abris de fortune. Un engagement culturel et social qui s'est exprimé lors du festival Etonnants voyageurs du 1er au 4 février dernier à Port-au-Prince.

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Par Anne-Laure Walter,
avec Créé le 09.02.2015 à 18h35

C'est tout ce qui reste de l'ancien ministère haïtien des Affaires étrangères. Une fontaine avec sa naïade de pierre, trônant dans l'atrium d'un bâtiment devenu tas de gravats, et un pan de mur portant les noms des propriétaires des places d'un parking transformé en terrain vague. Dans un petit local en périphérie, un jeune homme en combinaison de papier et avec un masque de protection dépoussière à l'aspirateur des boîtes d'archives pleines de traités de commerce et de textes de lois datant parfois du XIXe siècle. A côté de lui, trois documentalistes référencent les numéros de la revue Foreign Affairs, qui intégreront les rayonnages de la nouvelle bibliothèque Stéphane-Hessel dont la rutilante plaque en cuivre tranche avec le fatras des lieux. Ils font partie de l'équipe d'archivistes, menée par Jean-Euphèle Milcé, qui dès le lendemain du séisme du 12 janvier 2010 étaient venus fouiller les décombres du ministère pour préserver les documents diplomatiques. "Nous avons sauvé tout ce que nous avons pu dans ces locaux miraculeusement restés debout, comme on monte un hôpital de campagne", se souvient cet archiviste qui a fait ses classes en Suisse, notamment au département des manuscrits de la bibliothèque universitaire de Lausanne. Face au chaos, ils ont fait ce qu'ils savaient faire. "Comme un médecin sauve des vies, un archiviste sauve des documents, raconte-t-il. C'est un geste professionnel automatique."

Etonnants voyageurs aux Gonaïves- Photo ANNE-LAURE WALTER

Le stock déterré

Au même moment, une autre professionnelle, Solange Lafontant, exhumait les livres épargnés des débris de la mythique librairie La Pléiade (1), tout juste effondrée. "Avec mon équipe, nous avons déterré près de la moitié de notre stock", affirme-t-elle aujourd'hui. Un peu plus loin, sur le terrain de tennis où il avait trouvé refuge, l'écrivain Dany Laferrière, qui était à Port-au-Prince avec l'équipe du festival Etonnants voyageurs pour une deuxième édition avortée suite à la catastrophe, prenait la plume. "J'ai écrit pour me cacher à l'intérieur des mots, car un homme en train d'écrire ne pouvait pas mourir, confesse-t-il. Et puis j'ai eu besoin de témoigner, car j'ai vu la dignité, l'élégance des gens autour de moi."

Le marché de Cité-Soleil à Port-au-Prince - Photo ANNE-LAURE WALTER

Deux ans après, dans Port-au-Prince, seule une moitié des gravats a été déblayée. Les camps temporaires abritant plus 500 000 personnes se transforment en bidonvilles pérennes avec leur cybercafé et leur bordel sous tentes. Pourtant, à l'abri de l'agitation de la ville où les 4 × 4 des ONG croisent les tap-tap décorés à la gloire de Jésus dans un concert de klaxons, une quarantaine d'auteurs parlent de l'art, de la littérature, de la poésie et de la fureur du monde à l'occasion du dernier festival Etonnants voyageurs. Les deux cents jeunes qui composent le gros de l'assistance les écoutent religieusement, serrant contre eux un manuscrit qu'ils leur soumettraient bien. Si la reconstruction du pays tarde à démarrer, celle de la circulation de la pensée et des livres prend forme grâce au volontarisme de ceux qui ont porté la voix de cette population muette, trop souvent stigmatisée dans les clichés des médias internationaux et les rapports annuels des ONG.

Dany Laferrière à Port-au-Prince- Photo ANNE-LAURE WALTER

Pour le romancier Lyonel Trouillot, "le pire qui soit arrivé à Haïti, ce n'est pas le séisme, qui est une catastrophe naturelle avec des conséquences terribles. Le pire est maintenant, dans la gestion de l'après". Dans le viseur de l'écrivain et de beaucoup d'intellectuels : les grosses ONG et les instances internationales accusées de mettre la nation sous tutelle. Mais au pays des écrivains, une terre fertile qui compte près de deux cents poètes et de nombreux romanciers - pour beaucoup édités en France et au Québec -, la culture reste aux mains des auteurs et des acteurs du livre, épaulés sans être dirigés par des associations comme Bibliothèques sans frontières, l'AILF ou Etonnants voyageurs.

Deux lycéennes aux Gonaïves.- Photo ANNE-LAURE WALTER

Initiatives d'auteurs

En l'absence de politiques publiques, ce sont les initiatives individuelles des auteurs qui priment. Ainsi, Jean-Euphèle Milcé (Les jardins naissent, Coups de tête) a pris son bâton de pèlerin durant le festival et est allé à la rencontre des élèves des Gonaïves. Devant un damier d'uniformes propres aux différents lycées de la plus grosse ville de province, celui qui a animé ici, en 2008, un atelier d'écriture explique l'importance de la littérature, puis fait un peu de lobbying auprès du directeur de l'établissement afin d'accélérer la réouverture de la bibliothèque municipale fermée depuis le dernier cyclone.

Dépoussiérage hebdomadaire des archives sorties des ruines du ministère des Affaires étrangères.- Photo ANNE-LAURE WALTER

En Haïti, la plupart des écrivains pratiquent ce que Lyonel Trouillot appelle un "activisme culturel orienté socialement". "Il faut que le débat culturel renoue avec la dimension sociale et pose les questions de vie, de survie et d'organisation." Avec sa soeur Evelyne, il vient d'ouvrir le centre culturel Anne-Marie-Morisset, dans le quartier populaire de Delmas. Sa bibliothèque contiendra prochainement 5 000 livres acquis, ce qui n'est pas du luxe quand on sait que sur les 34 bibliothèques du réseau géré par la Fokal, poumon culturel de Port-au-Prince, seules 24 sont aujourd'hui en activité. "Ça ne sert à rien de reconstruire des bâtiments si on ne reconstruit pas d'abord les hommes et les femmes. Et cela passe par un partage du savoir pour rétablir leur dignité", renchérit Emmelie Prophète (Le reste du temps, Mémoire d'encrier), ancienne responsable de la Direction nationale du livre. Une tâche à laquelle s'emploie Yanick Lahens (Failles, S. Wespieser) en coordonnant le réseau de quatre bibliothèques, créées dans les camps de réfugiés pour permettre aux enfants par exemple d'entendre les lectures de contes.

"Nous voulons construire mieux", affirme Jean-Euphèle Milcé. La libraire Solange Lafontant lancera dans les prochains jours les travaux de reconstruction de La Pléiade. La librairie a en effet rouvert en février 2011 dans deux préfabriqués étriqués, tandis que le stock a été transféré à Pétionville, dans des locaux attenants à La Pléiade 2, tenue par sa soeur Monique. Le provisoire va bientôt faire place à du solide. "Un petit restaurant pourrait être adossé à la librairie, ce qui permettrait de créer un centre culturel", envisage-t-elle.

"Un bien parasismique"

Aux Presses nationales, les initiatives se bousculent : un salon du livre à Jacmel, la création d'un prix national des Lettres et le lancement d'un magazine littéraire gratuit, Points cardinaux. Le poète James Noël, qui souhaite "faire de la culture le bien parasismique de la reconstruction", vient aussi de créer une revue, Intranqu'illités, à partir de la résidence artistique et littéraire, Les Passagers des vents, qu'il a montée en avril 2011 dans le sud à Port-Salut. Cette structure offre l'hospitalité "aux imaginaires du monde entier" et les pensionnaires sont rémunérés comme dans les résidences classiques. "Ce n'est pas la pauvre Haïti qui tend la main, mais l'Haïti poétique de Jacques-Stephen Alexis ou Jacques Roumain qui ouvre les bras", explique-t-il.

Malgré l'insécurité liée aux réguliers enlèvements pour quelques centaines de dollars, la vie culturelle est incroyablement vive. La foule se presse dans les bars comme 10-traction ou Presse café pour écouter de la poésie en sirotant une Prestige, la bière locale. Les murs sont recouverts d'affiches annonçant, qui un "marathon de lecture", qui un salon "Livres en folie".

Atomisés

Mais toutes ses initiatives restent le fait d'une poignée d'intellectuels, "atomisés à l'image du reste du pays", selon Yanick Lahens. Avec les deux tiers de la population vivant sous le seuil de pauvreté, l'enjeu réside dans le développement de la lecture publique plus que dans celui du commerce du livre. Mais comment faire sans Etat ni institutions ? Si un président de la République a bien été élu l'an passé, son plus grand fait de gloire est de réussir, avec les affiches à son effigie, à rivaliser en termes d'exposition sur les murs de la ville avec les publicités pour la compagnie de téléphone Digicel. L'angélisme n'a pas sa place en Haïti. Et la survie est une préoccupation qui supplante vite la littérature. La fiction ne sauvera certainement pas les Haïtiens. Elle permet cependant d'imaginer mieux. Comme le dit Yanick Lahens, "ici, on vit sans illusion mais sans renoncement".

(1) Voir LH 722, du 22.2.2008, p. 64

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