9 novembre > Récits Italie > Fleur Jaeggy

"Il marche distraitement, presque à l’écart de lui-même. La distraction n’empêche pas son regard mélancolique de veiller. Paroles, paysage, silence, dirait Frost. Est-ce le gel qui crée le poète ?"

L’homme qui marche ainsi dans les rues de Brooklyn, sans but et à la portée du froid, c’est Joseph Brodsky. Lui, qui écrivit un jour du chef-d’œuvre de l’Italo-Suisse Fleur Jaeggy, Les années bienheureuses du châtiment (Gallimard, 1992) : "temps de lecture, quatre heures ; temps à s’en souvenir, le reste d’une vie", est le héros de "Negde", l’une des vingt histoires qui composent Je suis le frère de XX, le nouveau livre de la romancière. Jaeggy le saisit comme tous ses autres personnages, à l’instant précis où le réel vacille et où ils semblent s’en contenter. Cette indécision, ce monde presque tremblé, fait toute la beauté du recueil. On y croise sans s’en inquiéter des fantômes plus ou moins familiers. Oliver Sacks y a trop chaud, une religieuse du XIIIe siècle y descend de la toile qui la représente, un frère s’y explique post mortem avec sa sœur, toutes sortes d’animaux viennent y flairer le refuge de la littérature comme d’ailleurs Thomas Bernhard ou Robert Walser. Fictions et souvenirs s’entremêlent, fondus dans une même fascination pour le froid et le silence qui semblent sourdre de chaque phrase, du complot de colère que chacune paraît cacher. La folie, la perte, le crime, forment comme un climat qui s’enroule peu à peu autour de chaque histoire. Fleur Jaeggy passe en virtuose du coq à l’âne. Sa phrase reconnaissable entre toutes (grâce aussi à la fluidité de la traduction de Jean-Paul Manganaro) est à la fois sèche, courte et laisse largement ouverts les champs de l’interprétation. Rien du reste de très "italien" là-dedans (même s’il est vrai que Jaeggy revendique volontiers son appartenance aux éditions Adelphi et à la "bande" qui y sévit autour de son directeur, Roberto Calasso), nulle concession à aucun "folklorisme", mais la grandeur hiératique et solitaire d’une écrivaine qui confirme ici sa splendide solitude. O. M.

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