Comme nom de plume, dès son premier roman Ipso Facto paru en 1998, il a préféré prendre celui de sa femme Catherine, une artiste dont les œuvres ornent le mur de la salle à manger de leur appartement parisien à l'ambiance de cabinet de curiosités. Gran, donc. Mais il a conservé son prénom de naissance, Iegor, dont on apprend l'origine dans ce quatorzième livre, Les services compétents, inspiré de la vie, au temps de la Guerre Froide, de ses parents, couple célèbre d'intellectuels russes dissidents.

Il aura fallu plus de vingt ans au fils unique d'Andreï Siniavski et de Maria Rozanova pour trouver « le bon ton » pour raconter leurs aventures tragiques et rocambolesques à la fois. Lui qui était connu pour ses charges caustiques, épinglant tour à tour les prix littéraires (Le truoc-nog, 2003), la bonne conscience de l'Occident humanitaire (O.N.G !, 2003), le greenwashing (L'écologie en bas de chez moi, 2011) ou les vanités du milieu éditorial (La revanche de Kevin, 2015) reconnaît avoir ici un peu tempéré son humour noir et son ironie. Ainsi ce dernier livre tient une place à part dans la bibliographie de cet ingénieur qui n'a jamais exercé, chroniqueur à Charlie Hebdo pendant huit ans et qui n'était qu'un bébé de neuf mois, en 1964, quand six fonctionnaires de la Sûreté de l'Etat ont perquisitionné l'appartement moscovite de la famille Siniavski, quelques heures après l'arrestation du père pour propagande antisoviétique. Une accusation qui déclenchera « l'affaire Siniavski-Daniel » et vaudra, au terme d'un procès politique emblématique, une condamnation à sept ans de goulag pour le premier, cinq ans pour le second.

Sous Khrouchtchev

Ce roman se concentre sur les cinq années où les fonctionnaires de la cinquième section du KGB, chargée de la chasse aux dissidents, ont pisté en vain celui dont la revue Esprit avait publié en février 1959 un article critique et non signé sur l'esthétique du réalisme soviétique et qui faisait régulièrement passer depuis, de l'autre côté du Mur, d'autres textes sous le pseudonyme d'Abraham Tertz. Même si tout est réel, c'est une fiction, assume Iegor Gran qui ne se veut pas historien et revendique une part d'invention dans la reconstitution de cet incompréhensible raté qui n'a pas encore révélé tous ses mystères.

Fonds d'archives conservées à l'Université de Stanford, mémoires d'anciens du KGB, témoignages recueillis auprès de ses parents après la libération en 1971 d'Andreï Siniavski suivie de l'exil de la famille en proche banlieue parisienne deux ans plus tard, Iegor Gran a très habilement organisé ce matériau disparate. Avec l'intention aussi, au-delà du portrait de ses parents - le « flair inouï » de la mère devenue experte en KGB, le libre « mauvais esprit » du père, reçu en héritage -, de documenter la vie quotidienne dans une « époque de transition incroyable » : l'URSS sous Khrouchtchev. Après avoir bataillé avec la langue française - « J'ai fait des études scientifiques à cause de ça » -, une langue que ses parents n'ont jamais parlée, Iegor Gran a envoyé en 1997, l'année de la naissance de la première de ses deux filles et de la mort de son père, un manuscrit par la poste à trois éditeurs dont Paul Otchakosky-Laurens, le premier à vouloir le publier. Un regret : que ce père qu'il n'a connu qu'à 7 ans, auteur de nombreux livres et grand spécialiste de la littérature russe du XXe siècle, photographié le 30 mai 1960, le jour des obsèques de Boris Pasternak portant le couvercle du cercueil aidé par son ami en dissidence Youli Daniel, soit mort avant de voir son fils devenir à son tour écrivain.

Iegor Gran
Les services compétents
P.O.L
Tirage: 7 000 ex.
Prix: 18 euros
ISBN: 9782818049174

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