En lisant le nouveau livre d'Antoine Compagnon, Déshonorer le contrat. Barthes et la commande (Gallimard), je me suis dit : problèmes de riches. La peur de la pression du contrat, le sentiment de devoir plaire à tout prix au commanditaire... Je n'ai jamais eu ce luxe. On n'a jamais réclamé un texte de Panurgias, il s'est présenté toujours bouclé, prêt-à-imprimer et, mises à part quelques exceptions, s'est toujours retrouvé dans la corbeille à papiers.
Ces rejets douloureux, je les ai collectionnés dans une chemise à intercalaires. À peu près deux cents, sans compter les refus par mail. J'ai montré ces lettres à sens unique à mes enfants pour leur dire, vous voyez, il ne faut jamais désespérer. 14 livres pour 250 rejets, c'est 0,5 pour cent. Pour relativiser son succès au tennis, Roger Federer a dit que seuls 54 pourcents de ses échanges ont été gagnants. Je sais, je ne suis pas le Federer des lettres, mais on arrête vite d'écrire sans l'illusion de l'être un peu.
Sur ces centaines de lettres, j'ai bien sûr quelques pépites, le « nous vous suggérons de changer de carrière » de Gallimard, Christian Bourgois en personne qui m'écrit d'une manière un peu condescendante d'aller voir du côté de Flammarion, car à l'époque publier là-bas faisait moins effet. Les pattes de mouches de Jean-Marc Roberts, lequel avait compris qu'il fallait répondre très vite à l'impatience des auteurs, même si c'était pour dire non, avec toujours en ouverture : « C'est certainement ton plus beau texte... » Oui, après de nombreux rejets on finit par être tutoyés.
Évidemment, tout écrivain a des doutes, et quand la même semaine je me prenais les uppercuts de dix refus, je me disais, au moins tu auras deux cents lecteurs de qualité dans ta vie. Un jour, en récupérant mes trente manuscrits dans le Copyself, l’employé me tend le paquet en disant avec ironie et tendresse « ton chef-d'œuvre est prêt ».
En sortant, lesté par les exemplaires de l'espoir, je croise Agnès Desarthe, que je connais du lycée. Un air désolé accompagné d’un « Ah, toi aussi tu viens ici ? » Elle, la star montante n’a qu’une seule copie à effectuer, et ne se ruine plus pour être lue. Je pensais avoir la technique d’approche infaillible. Il fallait être direct, solliciter des rendez-vous chez les éditeurs pour se distinguer des deux mille autres affamés des lettres. Faire comme Jean-Claude Van Damme, qui a décroché son premier rôle en effectuant un grand écart facial sur le bureau d’un producteur. Il est vrai que, dans les boiseries de la feue rue Sébastien-Bottin, l’approche hollywoodienne n’avait pas le même effet.
Et puis un jour vint le coup de fil salvateur. Rue de Rivoli, sur mon scooter, ma poche vibre. Numéro inconnu, je m’arrête. « Bonjour, c’est Philippe Sollers. » Ah. J’ai suffisamment de réflexes pour me dire, quand Sollers vous appelle, c’est que c’est bon. « Dites donc Panurgias, c’est bien gentil de m’envoyer votre livre, mais quand il manque vingt-cinq pages au début, c’est pas terrible quand même. » Le choc. Je viens de déposer trente copies depuis une semaine avec vingt-cinq pages non photocopiées. L’acte manqué.
