Écrits sur la falaise. Toute sa vie, avant même qu'il ne la consacre à l'écriture romanesque, David Cornwell, mieux connu sous le nom de plume de John le Carré, fut un fervent épistolier. Néanmoins, si l'on savait que sa correspondance, riche de plus d'un millier de missives, était imposante, sa parution n'était guère garantie. En cause, le peu de goût de l'auteur de La taupe pour le déballage public, mais aussi sa prévention envers l'intérêt littéraire de ce type de publication. Ainsi, s'il considérait Fitzgerald comme « un magicien du verbe qui sait éclairer les ténèbres et iriser le noir et blanc en un arc-en-ciel », il jugeait que les trois quarts de ses lettres étaient « des ramassis de conneries affectées qui font injure à sa personne comme à son art ». Fermez le ban.
Pourtant, paru en Angleterre en 2022, deux ans seulement après sa mort (et désormais traduit en français grâce aux soins précieux d'Isabelle Perrin), Dans l'intimité d'un espion est le recueil de sa correspondance, choisie par son fils, le journaliste Tim Cornwell (lui-même décédé en 2022). Riche de plus de 700 pages et couvrant sept décennies, l'ouvrage ravira tout autant les lecteurs de le Carré que les amateurs d'art épistolaire. Les premiers retrouveront dans des brouillards enfin plus ou moins dissipés les riches heures et rencontres de ce témoin impassible de la marche du monde (la guerre froide, l'édifice européen, la chute du Mur, la montée du terrorisme islamiste et des forces réactionnaires). Les seconds se réjouiront de la clarté du style du correspondant, ainsi que de son humour, vache souvent autant que désabusé. Chaque jour ou plutôt chaque soir, depuis le bureau de sa demeure perchée sur les falaises de Cornouailles, le Carré se consacrait à son courrier. Ce qu'il livre alors, c'est à la fois une mélancolie fondatrice - celle d'avoir renoncé à l'espionnage au profit de la littérature -, mais aussi les doutes profonds d'un romancier et ceux d'un homme, père et mari à éclipses... Parmi les récipiendaires de ses missives, qui sont parfois les cibles de ses flèches acérées, on trouve d'anciens collègues des services secrets et de nombreux acteurs du monde littéraire, éditeurs, agents, écrivains (Tom Stoppard, Philip Roth, Ian McEwan, Graham Greene, Salman Rushdie...), mais aussi des cinéastes et des acteurs. Toutefois, si de ces centaines de lettres il fallait n'en retenir qu'une, ce serait peut-être celle, datée de janvier 1988, où il répond à un enfant de 10 ans qui lui a écrit pour lui demander comment devenir espion. Toute la grâce et toute la bonté du romancier sont dans ces quelques lignes : « Pour devenir espion, il faut d'abord savoir ce que tu penses de notre monde, qui tu aimerais aider et qui tu aimerais combattre [...] Par ailleurs, tu dois définir tes propres limites concernant l'utilisation de moyens malhonnêtes, et tu es encore bien jeune pour choisir d'être malhonnête. J'ai l'impression que ce que tu recherches, c'est à la fois des sensations et une noble cause. Mais je pense et j'espère que si un jour tu trouves ta noble cause, les sensations découleront naturellement du plaisir de servir cette cause, et dès lors tu n'auras pas besoin de tromper quiconque parce que tu auras trouvé ce que tu cherchais. Tu seras alors plus qu'un espion. Tu seras un homme bon et heureux. Je te souhaite le meilleur. John le Carré ».
Dans l'intimité d'un espion. Lettres de John le Carré
Seuil
Tirage: 0
Prix: 29,00 €
ISBN: 9782021538427
