20 août > Premier roman France

Ce qui est bon pour le citoyen ne l’est pas forcément pour la littérature. Que serait un roman où chacun, dans une parfaite égalité et un très civique respect d’autrui, évoluerait au sein d’une société dont les règles seraient tout à fait transparentes ? Mais que les fans des Illusions perdues de Balzac se rassurent : une telle utopie n’existe pas. Et s’il est un milieu où, malgré le discours égalitaire (fini, la hiérarchie du goût !), les codes non écrits et les ridicules d’une cour d’Ancien Régime foisonnent, c’est bien celui de l’art contemporain. Aussi est-ce dans ce terreau archiromanesque qu’Aram Kebabdjian, antiquaire et marchand de livres anciens, photographe en parallèle, puise son inspiration pour sa première fiction, Les désœuvrés.

Sur les quais de la Maleine, on a érigé la "Cité radieuse", une résidence d’artistes. Dans un contexte d’abdication du politique, la révolution ne survit qu’à travers l’esthétique - une rhétorique compulsive de l’avant-garde. Dans cette ruche de la création s’activent plasticiens et écrivains, abeilles fonctionnarisées d’un curieux système : "La démocratie culturelle incitait à la libre expression des individualités - il suffisait de s’acclimater à ce mode d’expression abscons, parfois absurde, mais toujours amusant qu’exigeait la machine bureaucratique […]. Un photographe pouvait financer son tour du monde, un musicien produire un opéra, un plasticien fondre ses bronzes, avant même d’avoir la première idée de sa réalisation - car l’essentiel tenait à la qualité de sa lettre d’intention." Le trait caustique d’un Swift se double ici des couleurs acides d’un Saint-Simon. Aram Kebabdjian signe une truculente galerie de portraits. Après s’être fait connaître par ses clichés de célébrités, Marion Minkowski, "boursière de la prestigieuse Fondation pour l’essor des arts (FEA)", expose désormais de gigantesques photographies de malades nus "pour exhiber la maladie dans son plus simple appareil" ; sa rivale Victoire Albanel est quant à elle la "chef de file incontestée des artistes ""procéduriers"" : des procès intentés pour un oui ou pour un non aux mains courantes déposées à tout bout de champ. Cette plasticienne avait transformé la démarche administrative en performance : "L’artiste porta cent cinquante plaintes contre Iouri [son amant, également peintre] qui la faisait souffrir de plaisir"… Galeristes féroces et collectionneurs sans jugement ne sont pas en reste. Si, dans cette foire aux vanités, l’imposture le dispute souvent à la cupidité, beaucoup sont sincères dans leur sentiment d’échec. Les désœuvrés, ce sont ces artistes sans œuvre véritable. S. J.R.

03.07 2015

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