22 AOÛT - ROMAN France

Leslie Kaplan- Photo HÉLÈNE BAMBERGER/P.O.L

Voilà une histoire qui, sans ressorts spectaculaires, en dit long sur les gouffres obscurs, l'insaisissable dépression de la vieillesse. Jean-Pierre Millefeuille, le personnage dont le patronyme donne son titre au dernier roman de la très perspicace Leslie Kaplan, est un vieux Parisien d'origine normande : il vit dans le quartier de Montparnasse - lieu familier de l'écrivaine -, rue Antoine-Bourdelle, à côté de la gare Montparnasse. Professeur de littérature à la retraite, spécialiste de Shakespeare qu'il peut citer par coeur dans sa version originale, il est veuf depuis une dizaine d'années et père d'un fils adulte. C'est un "vieux monsieur, portant beau, comme on dit dans Balzac", très urbain, sociable et curieux, décrit la narratrice qui l'a rencontré dans une brasserie et qui en esquisse le portrait subjectif, au début du livre, avant que le récit ne passe peu à peu à la troisième personne pour offrir un point de vue sur l'intérieur de la tête cultivée et le quotidien bourgeois de ce héros déclinant.

Millefeuille a une vieillesse plutôt confortable, matériellement à l'aise, sans maux physiques associés. Ce n'est pas non plus un vieux solitaire : il compte des amis proches qu'il voit et qui prennent régulièrement de ses nouvelles, des femmes surtout. Il croise souvent aussi le livreur d'un magasin de DVD et un Africain chargé de la sécurité d'un magasin de sport, n'a aucun mal à engager la conversation avec les jeunes mères qui surveillent leur enfant dans les jardins du quartier, les touristes de passage, les serveurs des restaurants qu'il fréquente... Et quand la narratrice lui présente Zoé, la fille d'une de ses amies, et son "amoureux » Léo, enseignant dans un lycée de banlieue, Millefeuille est séduit par ce jeune couple et une grande complicité intellectuelle s'installe entre eux.

Son quotidien est fait de routines organisées autour du travail : la rédaction d'un article destiné à une revue, consacré aux rois du théâtre shakespearien, Lear, Richard II, Henri V, Richard III, Macbeth... Cette recherche occupe ses matins. Dormir (mal) en rêvant ou cauchemardant selon les heures, se ravitailler à Monoprix et au marché, écouter de la musique, lire les journaux, recevoir de la visite ou se promener dans Paris... structurent le reste de son emploi du temps. Pourtant, insensiblement, les humeurs se dérèglent, se désynchronisent. Le malaise grandit lorsqu'il croise dans la rue un ancien camarade clochardisé, puis un très jeune couple qui fait la manche et à qui il tente de venir en aide. Surtout, il ne parvient pas à s'intéresser puis à avoir un quelconque avis sur le premier chapitre d'un roman de Léo, en cours d'écriture, qu'il a pourtant demandé à lire... Dès lors, le récit consigne une alternance de moments de quiétude et d'agacement inopiné, d'ennui et d'exaltation, de fureur rentrée, aussi subite qu'inexpliquée. D'emportements et de désoeuvrement. "La perspective de la journée s'étalait devant lui. Etalement de rien." Un délitement à l'oeuvre. Jour après jour sans faire de bruit.

Le rythme du roman avec ses énumérations, ses phrases sans verbe, ses points de suspension, donne véritablement corps à l'égarement, à la confusion mentale qui, subtilement et implacablement, s'empare du vieux professeur dont les pensées s'ébauchent, se suspendent et fuient, comme le temps.

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