La dédicace précise notamment que le livre est adressé à Gérard Bobillier, fondateur des éditions Verdier, décédé le 5 octobre 2009, faisant ainsi écho à Pierre Michon, qui, à propos des Onze , disait qu’il ne l’aurait écrit si Bob ne l’y avait encouragé. Juste en-dessous, en épigraphe, quelques lignes de Sophocle, Oedipe à Colone , sur le nom du lieu, Colone, dont la signification et l’origine ne vivent “ guère que dans la mémoire de ceux qui fréquentent les lieux .” Ce sera donc un récit de voyage, de souvenir, qui débute au pied de la Lanterne des Morts, à Saint-Léonard, en Limousin, écho ici aux menhirs, aux pierres verticales. Et dès la première phrase, l’ancre est levée.   La phrase est longue, sinueuse, dressant la tour qui domine le village, apparaissant dans toute son étendue au travers d’une course d’enfant minérale, végétale, lumineuse. Elle est éminemment proustienne, et tout cet admirable premier chapitre est à l’avenant, relecture du temps et de la mémoire où la révélation géographique prépare la révolution intime. Les noms fleurissent le récit de leur bon vieux coup de langue d’oc, ainsi Lubersac, Coussac, en un parterre où s’épanouit Thérèse, narratrice, dans les années cinquante, mais c’est d’aujourd’hui qu’elle nous parle, dans une langue exceptionnelle, pour nous raconter des histoires. Les phrases sont rythmées, traversent les lieux et le temps. Elle voyagera, vagabondera dans le monde avant de s’installer aux Etats-Unis.   Pour l’heure, ne racontons pas tout, la mère, la grand-mère, elle écrit, elle lit : “J e restais des journées entières, allongée à plat ventre sur mon lit, dans le pénombre des volets mi-clos, accrochée à mon livre comme à une planche de salut... ” Les paperolles deviennent des “ papillotes ”, elle a une amie, des visions, le cinéma, ces mouches qui se promènent dans l’humeur vitrée, le rayon qui révèle les insectes nocturnes, de vieux journaux, une nacelle, un observatoire... Et nous, dans le repli des phrases, découvrons peu à peu les trames, les motifs enchevêtrés, dédoublés, et, dans une formule cadencée, ce qu’est la littérature. Dans une bibliothèque, elle trouvera un livre, qui la conduira à un manuscrit non déchiffré. Elle connaîtra ces hommes ayant vécus deux cent ans plus tôt, elle réapprendra la nature sauvage, dure, belle, Saint-Léonard sera toujours dans les parages. Après l’éveil, les révélations, elle saura l’histoire. En la disant, en l’écrivant, elle la fera exister.   La fiction est vérité, elle est réelle. Elle est inoubliable, comme cette luciole qui brille si faiblement mais d’une manière si étrange qu’on se demande si elle était bien là, si nous n’avons pas rêvé ; son souvenir incrusté dans la pupille, son éclat... oui, nous l’avons bien vu, c’est donc cela aussi, la tendresse d’un regard.   Nous étions las de cette journée comme de bien d’autres, nous nous étions oubliés, nous voici rendus à nous-mêmes comme pour des retrouvailles, avec une amie que nous ne voyons que par intermittences, avec un souvenir inopiné glissant à la nuit tombante, près de cette tour, sur une route de campagne, avec cette femme, ce personnage, aussi vrai et vivant que nous. Il fait frais. On respire le bon air. On voit les étoiles.   _________ La Grande Sauvagerie , Christophe Pradeau, Editions Verdier _________   Post-scriptum : c’est mon dernier texte pour le blog, je passe le relais à mon collègue Thomas Scolari. Merci pour vos commentaires et vos messages, à très bientôt. Nicolas.
15.10 2013

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