Portrait

La méthode Wespieser

Sabine Wespieser a contruit un catalogue de quelque 150 titres. - Photo olivier dion

La méthode Wespieser

En quinze ans, Sabine Wespieser a réussi à imposer son catalogue d’auteurs dans un équilibre entre sa vision passionnée, voire intransigeante, d’une édition de qualité et le pragmatisme que lui confère sa connaissance de la chaîne du livre.

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Par Pauline Leduc,
Créé le 10.11.2017 à 20h23

A chaque texte qu’elle publie, Sabine Wespieser met "les doigts dans la prise". Entendez par là qu’elle y puise une énergie dont elle se nourrit et qu’elle met ensuite au service dudit roman. Cette expression qu’elle affectionne pourrait aussi bien s’appliquer aux risques que prend, depuis quinze ans, l’éditrice pour construire le catalogue de sa maison de littérature française et étrangère. Autant dire qu’avec plus de 150 titres, elle aurait eu maintes occasions d’électrocution.

Ce serait sans compter sur la pugnacité de l’éditrice de 56 ans, qui s’est hissée ces dernières années en figure de proue de l’édition littéraire indépendante, aux côtés de Liana Levi ou de Joëlle Losfeld. "Je suis une tête de bois", confirme-t-elle tout sourire, tandis que sous sa frange blonde irradie un regard bleu, intense et perçant, qui laisse peu de place au doute. Ce caractère bien trempé lui a permis de lancer sa propre maison en 2002, y investissant avec son mari, le sociologue Jacques Leenhardt, l’ensemble de leurs économies.

Romantisme

Elle aurait pourtant pu "rester confortablement chez Actes Sud", où elle a fait ses armes durant treize ans auprès d’Hubert Nyssen. Ou monter dans la hiérarchie de Librio et "naviguer dans l’édition d’offre et de demande". Mais elle a préféré, "en marge de l’édition commerciale", lancer une "maison de création" où la réussite d’un auteur ne se mesure pas au succès d’un ouvrage mais "au déploiement de son œuvre dans la durée".

Sabine Wespieser est guidée par une "vision romantique" du métier d’éditeur et de la littérature. Et l’assume parfaitement. "Oui, je conçois les écrivains comme des artistes, j’aime les textes quand ils me font vibrer et je crois fondamentalement qu’ils peuvent changer une vie." Les livres ont modelé l’enfance de celle qui a grandi dans "un petit village de l’est de la France" et lui ont "ouvert des fenêtres pour apprendre le monde".

Après des études en lettres classiques, elle a brièvement cru trouver dans l’enseignement le moyen de transmettre son amour de la littérature avant de découvrir, presque par hasard, qu’il existait un métier pour ça. Depuis, elle l’exerce avec la conviction farouche que "de la forme littéraire naît le fond" et qu’"un éditeur est avant tout un super lecteur", un passeur de goût. Le sien en l’occurrence. De là découle une ligne éditoriale qu’elle est bien incapable de définir tant son catalogue révèle une sorte de "portrait chinois" d’elle-même. "C’est un des rares fonds à se définir d’abord par les auteurs qui le constituent et cela contribue à faire d’elle une éditrice incontournable et singulière", estime Pascal Thuot, directeur de la libraire Millepages, à Vincennes. Un catalogue d’auteurs qui a propulsé la petite maison dans la cour des grands.

En 2006, l’écurie Wespieser a raflé un Femina étranger (L’histoire de Chicago May de Nuala O’Foalain), en 2007 le grand prix des Lectrices de Elle (Terre des oublis de Duong Thu Huong), en 2014 le prix Femina (Bain de lune de Yanick Lahens) et en 2015 le grand prix RTL-Lire (Amours de Léonor de Récondo).

Autocratie

Pour s’imposer dans le paysage éditorial français, Sabine Wespieser a appris à se tenir sur une ligne de crête entre sa vision romantique du métier et la lucidité que lui donne une connaissance des rouages du marché du livre, acquise chez Actes Sud. Une phrase d’Hubert Nyssen, le fondateur de la maison arlésienne, lui résonne d’ailleurs souvent à l’oreille : "Quand on est plusieurs à vouloir dessiner un cheval, on fait un dromadaire." Partant du principe que seul son goût confère "un semblant de cohérence" au catalogue, elle a pris le parti de ne jamais déléguer, portant pleinement la structure de 4 salariés. Quitte à frôler parfois l’autocratie. "Je peux être un petit tyran, reconnaît-elle dans un éclat de rire. Ceux qui entrent dans la maison savent qu’ils n’auront jamais accès au choix des textes et que j’ai la main sur tout." Même si elle s’appuie sur son assistante et "précieux bras droit", c’est elle qui "dépote" les monceaux de manuscrits reçus. Si elle décide de publier un auteur, elle le contacte, le rencontre, travaille son texte avec lui, l’accompagne étape après étape, discute stratégie avec le CDE et la Sodis, ses diffuseur et distributeur, prend en charge les relations presse, la tournée en librairie… Et écoute. "C’est une femme d’une très grande sensibilité qui sait écouter, être toujours là sans jamais s’imposer et qui réussit à transmettre la chaleur et la confiance qui me permettent d’écrire, se félicite son auteur, Léonor de Récondo : "Quand elle choisit un texte, elle ne le lâche plus jamais, mais lorsqu’elle n’aime pas un livre, elle le dit sans pincettes."

Transparente, jusque dans les chiffres de ventes qu’elle communique en temps réel à ses auteurs, Sabine Wespieser l’est aussi sur la stratégie de son entreprise à laquelle elle impose une politique quasi malthusienne. Pour pouvoir porter la casquette "d’éditeur au sens anglais du terme" et de "publisher", elle a limité, depuis la naissance de la maison, le nombre de titres à 10 par an. Elle s’y est tenue, tant et si bien qu’à sa grande fierté le catalogue des 15 ans de la maison, réalisé cette année, compte quelque 150 titres. De même, elle ne souhaite pas étoffer ses effectifs ou ses activités maison, soucieuse de conserver une structure légère dont les frais seront vite amortis.

L’éditrice a ainsi résisté à une année 2016 "de désastre économique", qui a vu son chiffre d’affaires descendre à 543 000 euros, en vivant sur les bénéfices des deux années précédentes - 886 000 euros en 2015 et plus de 1 million en 2014 -, florissantes grâce aux succès critiques et commerciaux de Yanick Lahens ou Diane Meur. A l’ère de la "surproduction massive", publier peu permet aussi à Sabine Wespieser de conserver l’attention des libraires. "C’est essentiel puisque la librairie est LE lieu de rencontre direct entre l’œuvre et ses futurs lecteurs." Au cours des années, elle a noué des liens très étroits avec ceux qu’elle considère comme des "partenaires" privilégiés.

Proximité

"Les libraires indépendants font face aux mêmes enjeux que moi ; nous cherchons à exister dans un monde de concentration et partageons les mêmes risques." D’où des rapports de confiance qu’elle a notamment tissés en organisant avec Joëlle Losfeld, avant nombre de ses collègues, des déjeuners de présentation pour les libraires. Mais aussi une présence accrue de ses auteurs en librairie. "Elle fait partie de cette minorité d’éditeurs qui viennent régulièrement en personne et ont la curiosité et la patience d’apprendre à connaître les responsables de rayons autant que les patrons", salue Pascal Thuot.

Avec le temps, elle a identifié les libraires sensibles à ses choix éditoriaux et tente d’élargir le cercle de complicité en allant sur le terrain. "On les reconnaît quand un livre ne fonctionne pas", dit-elle avec malice. Grâce à ses soutiens, Sabine Wespieser tente de faire entendre des voix à l’heure où "la concentration du paysage éditorial" tend à entraîner "une uniformisation des goûts". Si elle fustige un "matraquage médiatique qui émet très souvent une note unique", elle travaille régulièrement avec les journalistes et joue le jeu des prix littéraires. "Je ne suis pas dans une posture angélique ou dogmatique ; tout ce qui contribue à faire connaître les auteurs que je publie est bon à prendre."

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