20 FÉVRIER - PHILOSOPHIE France

La leçon d'anatomie du Dr Nicolaes Tulp de Rembrandt représente l'éponyme chirurgien et bourgmestre d'Amsterdam disséquant un cadavre devant des membres de sa guilde. Le tableau du maître hollandais est une parfaite illustration de la philosophie telle qu'elle a été pratiquée vingt-cinq siècles durant en Occident. Philosopher, c'est analyser, disséquer, scruter le dedans caché des êtres et des choses. Mettre en lumière ce qui se dérobait à l'extériorité du regard, nous désengager de l'illusoire théâtre des apparences (le mythe de la caverne selon Platon), avoir des "idées claires et distinctes" (la méthode cartésienne) afin de débusquer la "Vérité ». Car le rôle de la philosophie n'est-il pas de forger des concepts, comme autant d'entités closes et autonomes, de distinguer les choses entre elles, bref, de séparer... La philosophie occidentale est avant tout une philosophie de la séparation - une pensée de l'homme divorcé d'avec la matière dont il est formé. C'est qu'au commencement de la philosophie il y a une opposition fondamentale qui revêtira mille visages. Etre/non-être chez Parménide ; monde sensible/monde intelligible chez Socrate puis chez Platon : le monde des Idées versus son pâle reflet, la spécieuse réalité dans laquelle nous sommes tombés ; âme/corps : le cogito de Descartes, le moi subjectif et pensant, contre le monde extérieur, de l'existence duquel on peut douter ; chose en soi/phénomène pour Kant : le philosophe de La critique de la raison pure concède que cette "chose en soi", cet au-delà de l'expérience sensitive, est du reste inconnaissable... Au commencement, il y aurait donc une espèce de schizophrénie : on ne se pense pas comme on vit. D'un côté, nous participons d'un monde concret, fluctuant, immanent ; de l'autre, nous aspirons à la vérité comme un ailleurs détaché de cette réalité, destination métaphysique de notre odyssée de mortels. L'Etre du monde ne serait pas de ce monde. Marquée du sceau de la transcendance, la philosophie est toute tendue vers ce "lieu" fixe, la vérité.

Le concept qui énonce le mieux ce désir de transcendance est, selon Dominique Quessada, celui de l'Autre. Altérité à double tranchant : apparente main tendue vers ce qui n'est pas soi, geste humaniste de l'Europe des Lumières essaimant ces valeurs "universelles", mais aussi frontière infranchissable, césure ontologique, entre soi et l'Autre, comme si tous les vivants ne faisaient pas lien entre eux... Bas les masques ! L'Autre se révèle figure de l'impossible relation. Or ce "dispositif verrouillé" hérité de Platon, qui place le sens du réel hors du concret de la relation, à savoir hors de ce rapport fluctuant, à renégocier à chaque instant, est moribond. Le régime de la séparation est rendu obsolète par une époque de commerce globalisé, de libre circulation, d'hybridation constante.

Quessada poursuit sa réflexion sur la mort de l'Autre à travers un ambitieux essai sur "l'inséparé". "L'homme sans Autre serait ainsi le stade-réel de l'homme, la phase de l'homme comme part d'un réel inséparé - autrement dit : le temps de l'homme culturellement dépouillé de son image narcissique." L'auteur de Court traité d'altéricide (Verticales, 2007) n'annonce pas l'avènement de l'égoïsme. Au contraire, fait de la même matière que le monde, on s'inscrit dans "la fraternité des étants". L'Autre est mort, vivent les autres !

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