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L'auteur en quête de son oeuvre

L'auteur en quête de son oeuvre

Gardons à l’esprit que l’héritage le plus abouti et le plus durable de la séquence livre de la grande saga de l’écrit restera l’œuvre proprement littéraire, loin de la médiatisation de leur auteur.

Lorsqu’on aime vraiment les livres, on ne peut contester la position qu’Elena Ferrante défend dans sa correspondance – récemment traduite sous le titre Frantumaglia (Gallimard, 2019) – pour se justifier de garder le secret de son identité. "Du point de vue médiatique, écrit-elle, un livre est-il avant tout le nom de celui qui l’écrit ? […] Même Tolstoï est une ombre insignifiante lorsqu’il se promène en compagnie d’Anna Karénine." De fait, L’amie prodigieuse n’a nullement besoin que l’on sache quoi que ce soit de son auteur pour nous plonger dans l’univers intensément vivant de cette nouvelle Recherche du temps perdu.
 
On nous habitue pourtant de plus en plus au schéma inverse : d’abord un auteur (ou supposé tel) – ses états d’âme, ses prises de position – ensuite, éventuellement, un "texte" comme alibi au buzz dont se régale le lecteur (ou prétendu tel). 
 
Certes, après tout, la médiatisation des auteurs ne fait que répondre au mobile de toute écriture : rejoindre une conversation sans limites dans l’espace et le temps, et, donc, finalement, communiquer avec les autres. Le marathon des promotions et des médiations en tous genres n’a pas seulement l’intérêt de servir l’économie du livre, il nourrit incontestablement la vie intellectuelle et sa démocratisation. On peut douter, d’ailleurs, que les perles rares sachent éclore autrement que sur fond de mondanités. La position d’Elena Ferrante pourrait donc sembler nous ramener à une vision datée, celle de Nabokov, de Michaux ou de Gracq pour qui le livre devait être le théâtre magique d’un colloque singulier avec l’œuvre ou, plus précisément, avec l’auteur en tant qu’il disparaît dans son œuvre.  
 
Cependant, force est de constater que la conversation généralisée de tous avec tous emprunte désormais bien d’autres canaux que le livre et que, dans la course à un environnement cognitif de plus en plus riche, la concurrence est rude. Aussi ne faudrait-il pas oublier ce que le livre a produit de vraiment singulier, parmi bien d’autres effets repris par le numérique, et qu’aucune autre forme d’écrit ne peut remplacer. Tout en jouant résolument la carte du cyberespace, nous devons garder à l’esprit que l’héritage le plus abouti et le plus durable de la séquence livre de la grande saga de l’écrit restera l’œuvre proprement littéraire. Il n’y a qu’elle qui pourra sauvegarder l’aura du livre jusque dans ses formes les plus triviales et malgré le succès des autres modes d’expression. 
 
Il ne s’agit pas pour autant de prétendre qu’il n’y aurait pas de salut en dehors de la voie extrême empruntée par Elena Ferrante – celle du texte qui se suffit à lui-même parce que l’auteur s’y confond tout entier. Mais ce genre d’exigence doit absolument être maintenu comme le point limite à la lumière duquel on peut juger le reste et voir tant d’auteurs braver le brouhaha à la quête d’une œuvre. 
 
 

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