21 août > Roman France

Spontanément, on n’aurait pas imaginé le Flamand David Fauquemberg, traducteur de l’anglais et bourlingueur dans le bush australien, en aficionado du noble art du flamenco. Et pourtant, au terme d’années d’immersion totale, Fauquemberg, comme s’il était lui-même né gitan, nous initie au cante jondo, dans une Espagne convulsive, pas encore remise de la guerre civile (se remet-on jamais de Guernica ?), ni soumise à la botte du Caudillo. Et nous invite au plus spirituel des voyages, à travers la destinée chaotique d’un homme, Manuel El Negro, un génie torturé, hanté par son art et le sentiment de sa propre fragilité, qui fut peut-être, de Jerez à Grenade en passant par New York, le plus grand cantaor de tous les temps, depuis que les Gypsies ont quitté les plaines de l’Inde pour celles de l’Andalousie, entre autres contrées.

C’est en Andalousie, justement, qu’est né Manuel, à Jerez, sous Franco. Sa mère s’appelait Maria Luisa, et portera toujours à son fils un amour inconditionnel. Son père, Tio Bernardo, lui offrira sa première guitare à l’âge de 10 ans. C’est à peu près à ce moment-là qu’il rencontre Melchior de la Peña, le narrateur, guitariste de flamenco et compagnon de route de Manuel, à la vie à la mort, même quand la vie sera devenue insupportable, et la mort imminente.

Après avoir suivi les enseignements d’El Seco, le conteur-chaman qui lui disait : « le chant vous prend », puis de Rafael, Manuel est « monté » à Séville en tant que tocaor, guitariste. Il y perd son pucelage dans les bras de Rocio, une danseuse gitane qu’il finira par épouser, et qui lui donnera un fils, Manolito, auquel plus tard, vieux et malade, il enseignera la guitare. Son maître à lui, c’est Diego, un intellectuel, qui l’envoie poursuivre sa carrière à Madrid. Même si la capitale, c’est « Phalange et compagnie » et que le cante jondo y est pendant un temps interdit. Manuel donne des concerts, enregistre des disques pour Hispavox, commence à avoir du succès, à gagner de l’argent. Il roule en Mercedes, part à la conquête de l’Amérique. Mais sa tête, comme sa poitrine, est fragile : Manuel s’étourdit de whisky, de coke, sa carrière part en vrille. La déchéance est rapide.

De retour au pays, l’idole oubliée repart de zéro, donne des cours de guitare, revient aux sources, à la pureté de son art : Paco de Lucia, Antonio Gades. Manuel retrouve Melchior, qui, après avoir tenté de le retenir au bord de l’abîme, s’était éloigné. Puis, sentant la Camarde venir, il ne rêve que d’une chose : remonter sur scène, et chanter, chanter comme avant, « quand on avait faim », dit-il. Y parviendra-t-il ?

Avec cette fiction très documentée, David Fauquemberg reconstitue un monde bien particulier, celui des grands artistes gitans, de Django Reinhardt à Manitas de Plata. Manuel El Negro, mené à un rythme syncopé, écrit dans une langue métisse, forgée par l’écrivain pour la circonstance, est un grand roman nostalgique et anachronique, l’épopée d’un artiste maudit, rejeton d’un peuple de parias malmenés par l’histoire. A chaque page, ça chante, ça joue, ça picole, ça palpite. « Olé Melchior !… Pura Poesia !… »

Jean-Claude Perrier

11.10 2013

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