Mutations

Le numérique à deux vitesses

O. Dion

Le numérique à deux vitesses

L’édition 2015 de l’étude mondiale "Global eBook" donne une vision d’ensemble du marché du livre tel qu’il se transforme avec le développement, inégalement réparti, du numérique.

J’achète l’article 4.5 €

Par Hervé Hugueny
Créé le 29.05.2015 à 02h03 ,
Mis à jour le 29.05.2015 à 10h29

Les ebooks ont commencé à modifier la totalité de l’écosystème des auteurs, des livres et de la lecture […]. L’évolution est bien plus profonde que le niveau limité des ventes pourrait le faire croire, dans la mesure où c’est toute la chaîne de valeur de l’édition et de la librairie qui est reconfigurée, sinon totalement transformée", écrit le consultant autrichien Rüdiger Wischenbart, auteur et coordinateur de "Global eBook", dont la sixième édition est tout juste parue. L’Europe continentale illustre parfaitement cette apparente stabilité, avec une part de marché du numérique partout inférieure à 5 % des ventes de livres, et souvent même en deçà de la moitié de ce chiffre. La France se distingue tout particulièrement, avec une part de marché estimée à 1,6 % des ventes en valeur et 2,4 % en volumes pour l’année 2014, selon GFK. Mais cette fidélité apparemment inébranlable au livre imprimé, soutenue par une réglementation rigoureuse visant à maintenir le statu quo actuel, dissimulerait des mouvements ignorés, faute d’outils pour les mesurer. La progression de l’autoédition et le développement du piratage, auxquels sont consacrés deux des cinq chapitres thématiques de cette nouvelle édition de "Global eBook", seraient, selon Rüdiger Wischenbart, les signes ignorés d’une divergence et même d’une confrontation "entre le monde des éditeurs traditionnels et celui des nouveaux lecteurs et utilisateurs, qui déplacent leur consommation culturelle vers un environnement numérique".

 

De l’autre côté du miroir

Les Etats-Unis et le Royaume-Uni, les deux principaux marchés anglophones, sont en revanche bien passés de l’autre côté du miroir, et ont même déjà atteint un palier. Aux Etats-Unis, "fin 2013, la tendance haussière a fortement ralenti, probablement parce le livre numérique a maintenant séduit la plupart des gros lecteurs qui constituent son cœur de cible". Après des progressions à trois chiffres jusqu’en 2011, la hausse est devenue presque raisonnable en 2012 (+ 44 %), avant de devenir insignifiante en 2013 (+ 0,7 %), puis de repartir à + 4,7 % l’an dernier. Le Royaume-Uni connaît une évolution similaire, avec une hausse de 19 % en valeur en 2013, contre 65 % l’année précédente. Pour Arnaud Nourry, P-DG d’Hachette Livre, cité dans l’étude, l’explication de cette percée est simple : "Deux pays seulement ont adopté le numérique dans le livre, parce que les dispositifs libéraux ont permis à quelques opérateurs, dont Amazon, de casser brutalement les prix pour s’emparer de ce marché."

Le livre numérique semble néanmoins constituer un relais de croissance, même s’il est fragile. Aux Etats-Unis, en 2014, le chiffre d’affaires papier et numérique de l’édition grand public et scolaire a augmenté de 4,9 %, à 15,7 milliards de dollars (14,1 milliards d’euros), alors que les ventes seules de livres papier ont reculé. C’est même plutôt encourageant pour l’appétit de lecture que cela révèle car, en raison des prix inférieurs, il faut presque deux fois plus de ventes en recette pour compenser la baisse en valeur des livres imprimés. Le numérique a atteint 27,2 % des ventes de littérature générale adulte. Au Royaume-Uni, les ventes d’ebooks n’ont pas suffi à compenser le repli du papier, et le marché total a reculé de 2,27 %. Mais les éditeurs des deux pays voient leurs ventes décoller à l’export, du fait de la généralisation de la langue anglaise dans le monde.

Disparités

En France, à 64 millions d’euros pour les ventes en téléchargement, selon GFK, le marché numérique est trop restreint pour compenser la baisse de 1,8 % du marché physique (3,88 milliards d’euros). En Allemagne, le marché total est stagnant ou en léger recul, alors que la part du numérique a atteint 4,3 % l’an dernier. Les éditeurs allemands appliquent pourtant une politique de prix encore plus restrictive que celle de leurs homologues français. Le rabais sur les 10 best-sellers est en moyenne de 20 % outre-Rhin, contre environ 30 % dans l’Hexagone (voir graphique), selon les relevés effectués depuis 2011 pour les précédentes éditions de "Global eBook". C’est sans doute la dynamique impulsée par le consortium réunissant Thalia, Weltbild, Hugendubel et Der Club autour de la liseuse Tolino, efficace concurrente du Kindle d’Amazon, exposée dans des centaines de librairies de ces réseaux, qui explique ce résultat.

D’autre part, les moyennes masquent des disparités entre secteurs et entre éditeurs. Pour les plus déterminés d’entre eux (souvent de grands groupes), la part du numérique est souvent supérieure à 10 % et, pour certains best-sellers, pour la littérature sentimentale ou érotique, le polar ou la SF, elle peut désormais dépasser les 20 %. Dans tous les cas, que ce soit sur les marchés déjà matures, ou ceux où le numérique n’est encore qu’anecdotique, la part d’Amazon est rarement inférieure à 40 %, dépassant très souvent les 50 à 60 %. Elle est probablement sous-évaluée en raison de la part de l’autoédition que le site contrôle et dont il ne communique aucune donnée. C’est le "continent noir" du numérique, qui échappe aux groupes traditionnels. Le piratage serait presque plus mesurable. En France, le premier site spécialisé dans le livre et la presse piratés attire 2 millions de visiteurs uniques par mois. Le premier site généraliste culturel, avec des films, des séries et des jeux en plus des livres, affiche 11 millions de visiteurs uniques mensuels, selon les relevés effectués par Rüdiger Wischenbart. Et la majorité des internautes s’y connectent directement, sans passer par un moteur de recherche, preuve d’habitudes maintenant bien ancrées.

Les dernières
actualités