"Comprendre le vin, c'est d'abord comprendre celui qui le fait. Je suis curieux comme une pie et c'est l'humain qui m'intéresse en premier lieu." JACQUES DUPONT- Photo WAKS

Un carton de déménagement tout entier rempli. C'est sous cette forme qu'au printemps dernier le manuscrit du dernier livre de Jacques Dupont a été déposé dans le bureau d'Emmanuel Carcassonne, son éditeur chez Grasset. On ne sait quelle a été au juste la réaction du principal intéressé, mais on devine que c'est ce jour-là qu'il prit la pleine mesure du pari éditorial qui allait être le sien et celui de la maison de la rue des Saints-Pères. "C'est le plus gros livre jamais édité chez nous", glissa à l'oreille de l'auteur le directeur éditorial Jean-Paul Enthoven. De fait, avec ses 7 cm d'épaisseur pour près de 2 000 pages, papier bible, couverture cartonnée et toilée (pour 39 euros), Le guide des vins de Bordeaux, en librairie le 1er septembre, avec un tirage de 11 000 exemplaires, en impose et pourrait bien, au moins dans le Bordelais, être l'événement éditorial du moment, au nez et à la barbe de la rentrée littéraire...

COMME UN WAGON DE PROZAC

Longtemps, Jacques Dupont y a pensé. Il y a trois ans, il s'y est mis. A quoi ? A compulser ses notes de dégustation, à rêver aux rencontres passées, aux vignes arpentées, à écrire ce gros machin passionnant et composite qui mêle portraits de vignerons, histoire de leurs propriétés et appréhension de leur vin, millésime après millésime. Au fond, c'est tout autant des mémoires qu'il faudrait évoquer à propos de ce livre, quelque chose comme une autobiographie rêveuse où le style fouette l'ivresse. Un exemple parmi cinq cents, château La Louvière, pessac-léognan : "André Lurton [le propriétaire, NDLR] a longtemps fait figure d'Attila de la technocratie. Face aux génies du lotissement, aux penseurs de mégapoles, aux magiciens de la déviation à quatre voies en passe de réaliser le bonheur des autres en magnifiant le tissu rural à coups de pelleteuses, le seul nom d'André Lurton agissait comme un wagon de Prozac sur un panier de souris. [...] Je me souviens d'une dégustation de tous les pessac-léognan un matin à La Louvière. Le brouillard bat lentement en retraite dans le parc derrière le château. Un ouvrier immobile se dessine en noir sur gris. Je l'observe. Quelqu'un qui ne bouge pas chez les Lurton mérite qu'on s'y intéresse. Le soleil ose un regard. L'ouvrier immobile se révèle être une statue de bronze. Perdu encore une occasion de me faire un copain." Pour l'auteur, "comprendre le vin, c'est d'abord comprendre celui qui le fait. Je suis curieux comme une pie et c'est l'humain qui m'intéresse en premier lieu".

Il peut paraître surprenant que ce Bourguignon, né au journalisme par la lutte des radios libres dans les années Giscard, "rentré en vin" dans les pas de Christian Millau en 1987 et officiant au Point depuis 1998, ait choisi le Bordelais comme terre d'études. Pour Jacques Dupont, ce choix est logique, non seulement parce que Bordeaux est le plus grand vignoble de France, mais aussi "parce qu'il est celui qui conjugue de la façon la plus troublante un héritage venu tout droit du XIXe siècle et une pratique d'ultramodernité".

ENTRE SARCASMES ET SECRÈTE SATISFACTION.

Quoi qu'il en soit, le guide suscite d'ores et déjà une forte attente (il vient remplir un office tenu jusque-là par le seul et vénérable Bordeaux et ses vins des éditions Féret, initialement publié en 1850 et dix-sept fois réédité et actualisé depuis) si on en croit le vol d'épreuves qu'eut à subir la maison Grasset lors du Salon professionnel Vinexpo et les premières menaces d'assignation en justice qui commencent à fleurir ici et là... On ne jurerait pas d'ailleurs que cette tempête dans un marigot déplaise vraiment à Jacques Dupont, qui observe le manège, partagé entre sarcasmes et secrète satisfaction. C'est moins de la nomenklatura locale du vin qu'il attend satisfaction que des lecteurs, de tous ceux qui savent que dans une bouteille aussi, si elle est bonne, se raconte une histoire...

Pour le reste, Dupont, qui se damnerait pour un figeac 1982 ou quelques lignes d'Alphonse Allais ou de Jules Renard, qui regrette que le vin soit aussi peu vecteur d'écriture (aux exceptions près des livres de Raymond Dumay, du beau Désir du vin de Jean-Robert Pitte et du bouleversant Bordeaux retrouvé de Jean-Paul Kauffmann), qui déteste l'infra-langage propre au milieu du vin qui l'éloigne des rivages de la convivialité (et dont sa bête noire, le critique Robert Parker, lui paraît être l'emblème), dit avoir fait le livre qu'il voulait. Et probablement celui que beaucoup voulaient lire.

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