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Le Québec dans le creux de la vague

Dans les allées du Salon du livre de Montréal. - Photo Fabrice Piault/LH

Le Québec dans le creux de la vague

Marché en berne, inquiétudes sur l’évolution de Renaud-Bray et son conflit avec le distributeur Dimedia, recomposition de la distribution, faillite de La Courte Echelle… Si le Salon du livre de Montréal du 19 au 24 novembre a fait bonne figure, le secteur québécois du livre se trouve déstabilisé huit mois après l’échec de son projet de régulation des prix.

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Par Fabrice Piault,
Créé le 28.11.2014 à 01h03 ,
Mis à jour le 01.12.2014 à 09h59

Il faut revenir un an en arrière. Se souvenir de ce Salon du livre de Montréal 2013 résonnant des slogans de la campagne "Sauvons les livres". A l’époque, les associations d’auteurs, d’éditeurs, de distributeurs, de libraires et de bibliothécaires, enfin unies, ferraillaient avec de bons espoirs de succès pour obtenir du gouvernement du Parti québécois une loi régulant le prix des livres en complément de la loi 51 qui protège les équilibres du marché depuis 1981. A coups de badges, d’initiatives spectaculaires face aux responsables politiques dont le ministre de la Culture et des Communications québécois de l’époque, Maka Kotto, elles avaient transformé la manifestation en un vaste "happening".

"Plus que morose, le climat dans la filière du livre est angoissé." Francine Bois, Salon du livre de Montréal- Photo FABRICE PIAULT/LH

Quelques semaines plus tard, après de nombreux atermoiements, le gouvernement s’était engagé à légiférer et avait préparé un texte. Mais, minoritaire à l’assemblée, il n’avait pas ou plus les moyens de le faire passer. Ramenant le Parti libéral au pouvoir, le scrutin du 9 avril dernier a achevé d’enterrer le projet en faveur duquel plusieurs auteurs et grands éditeurs français s’étaient prononcés. "Ce dossier est mort avec les libéraux. Nous sommes passés très près du succès, mais nous n’avons aucun espoir de le voir ressusciter", assume la directrice générale de l’Association des libraires du Québec (ALQ), Katherine Fafard.

Au Salon du livre de Montréal, le romancier gallois Ken Follett dédicace ses livres sous l’œil du romancier, essayiste et dramaturge québécois Michel Tremblay.- Photo SALON DU LIVRE DE MONTRÉAL

Un an plus tard donc, retour aux fondamentaux d’un marché qui, après un palier haut entre 2007 et 2009, n’a cessé de reculer depuis, sauf en 2013 grâce à trois best-sellers (voir encadré p. 17). Un marché où la part des librairies indépendantes a reculé de 31,7 % en 2009 à 25,5 % en 2013 d’après l’Institut de la statistique du Québec. Un marché atteint par plusieurs fermetures de librairies dont celle de Clément Morin à Trois-Rivières, l’une des principales du Québec, victime en juillet d’une forte hausse de son loyer au renouvellement du bail. Un marché aussi où la grande distribution est en retrait : "Walmart a réduit ses espaces de vente, Costco resserre son assortiment et, après la disparition de Zellers, Target n’a pas décollé", constate Jean Baril, directeur commercial librairie d’ADP (groupe Québecor).

Certes, pour cette année, le comparatif des ventes avec celles de 2013 est délicat. "A eux seuls, Fifty Shades, Dan Brown et Astérix ont représenté 14 M$ de chiffre d’affaires [près de 10 M€] l’an dernier", rappelle Christian Chevrier, directeur général d’Hachette Canada, qui en assure la diffusion. Néanmoins, "le marché est très difficile", assure Guy Gougeon, le directeur général de Flammarion Canada, dont l’activité demeure pourtant en croissance grâce à l’apport de nouveaux diffusés.

Vers des changements majeurs

Pour Pascal Assathiany, président du distributeur Dimedia et des éditions du Boréal, "pour 2014, le marché est sur une tendance à - 10 %. Il y a vraiment des transformations structurelles, on va vers de nouveaux équilibres." "Nous vivons des changements majeurs, confirme la P-DG de Gallimard Canada, Florence Noyer. La masse critique des gros lecteurs devient très faible."

Dans ce contexte, la bonne tenue du 37e Salon du livre de Montréal, du 19 au 24 novembre, sonne comme une divine surprise. A 115 200 visiteurs, la fréquentation se tasse de 4 % par rapport à l’an dernier, mais, de l’avis des distributeurs, les ventes se sont révélées très bonnes. "Plus que morose, le climat dans la filière du livre est angoissé, admet la directrice générale de la manifestation, Francine Bois. Mais l’un des effets inattendus du climat général est que les exposants ont mieux préparé le salon, avec notamment plus d’auteurs pour la jeunesse et plus d’animations. En outre, se réjouit-elle, beaucoup ont joué le jeu que nous leur proposions en s’associant pour des animations et des tables rondes thématiques qui ont suscité un plus grand engagement du public que des initiatives perçues comme strictement promotionnelles."

Dans les allées cependant, les professionnels débattent surtout des défis posés au secteur, dont André Vanasse, directeur de la revue Lettres québécoises et ancien éditeur chez XYZ, a fait, en recevant vendredi 21 novembre le prix Fleury-Mesplet pour sa contribution au progrès de l’édition québécoise, une description apocalyptique… diversement appréciée. La faillite de l’éditeur jeunesse La Courte Echelle (1) vient souligner la fragilité de l’édition québécoise, que l’Association nationale des éditeurs de livres (Anel) entend soutenir par une campagne de badges "J’édite québécois" et "Je lis québécois", controversée parmi les distributeurs sur un marché où l’édition française assure environ 60 % de l’activité. Un mouvement de concentration s’amorce avec les rachats de La Bagnole par Québecor, de Multimondes par HMH et de Cardinal par Québec/Amérique. Surtout, dans un contexte de recomposition de la distribution (voir p. 19), l’enlisement du conflit entre Renaud-Bray et Dimedia s’installe comme une inquiétude majeure (voir ci-dessous). Comme le rappelle un portrait brillant et très commenté du jeune (29 ans) P-DG de Renaud-Bray datée du 1er décembre dans le magazine L’Actualité, "en moins de quatre ans à la barre de l’entreprise […], Blaise Renaud a réussi à s’aliéner à peu près tous les acteurs du milieu qui l’a vu grandir".

La profession a en particulier peu apprécié que le P-DG de Renaud-Bray fasse de ce différend commercial un moyen d’attaquer la loi 51 qui réglemente le marché du livre. "Cette loi a permis la présence de la librairie dans des territoires éloignés où Renaud-Bray n’ira jamais", souligne le président de l’ALQ, Serge Poulin, P-DG de la librairie Carcajou, en face de laquelle Renaud-Bray a installé il y a quelques mois une succursale, comme il l’a aussi fait face à des librairies indépendantes à Granby et à Québec. "Il y a sans doute des choses à adapter dans la loi 51, il faut revoir la définition du livre pour introduire le livre numérique, admet Hervé Foulon, président du groupe d’édition et de distribution HMH et du Comité consultatif de la lecture et du livre (CCLL) instauré par la loi. Mais il est plus judicieux de travailler sur les règlements et sur une loi spécifique sur le numérique que de rouvrir la boîte de Pandore en remettant la loi 51 en chantier."

Aides à la librairie

Pour Hervé Foulon, en tout cas, à défaut de vouloir réguler le prix du livre, "le nouveau gouvernement semble assez ouvert". "La nouvelle ministre de la Culture, Hélène David, a assuré qu’elle voulait soutenir la librairie par d’autres moyens plus efficaces", constate le directeur général de l’association des distributeurs, Benoit Prieur. "Le gouvernement s’est engagé à prendre des mesures d’aide à la librairie. Je ne suis pas sûr que ce soit suffisant, mais c’est encourageant", soutient la présidente de l’Anel, Nicole Saint-Jean. L’Anel a proposé "des investissements massifs dans les acquisitions des bibliothèques, des crédits d’impôt pour les achats de livres, une détaxation du livre dans les librairies agréées", précise le directeur général de l’Anel, Richard Prieur.

Pour leur part, les libraires attendent "l’intégration du livre numérique dans la loi 51, des crédits d’impôt sur les salaires, une hausse des aides à l’informatisation et à la promotion, un plan pour la lecture à l’école", indique la directrice générale de l’ALQ, Katherine Fafard. Mais les mesures de soutien qui devaient être annoncées début novembre par Hélène David, après que son adjoint parlementaire, Luc Fortin, a rencontré les professionnels pendant l’été, ont pris du retard. C’est peu dire qu’elles sont très attendues.

(1) www.livreshebdo.fr/article/le-fantome-de-la-courte-echelle-au-salon-du-livre-de-montreal

Le conflit Renaud-Bray/Dimedia au risque de l’enlisement

Cela fait plus de six mois que le distributeur Dimedia, dont le groupe La Martinière détient 49 %, et la chaîne Renaud-Bray, numéro un de la librairie québécoise, sont déchirés par un différend commercial (1), et le contentieux est… au point mort. Il a éclaté au grand jour lorsque, le 17 avril, Dimedia cesse ses livraisons "parce que Renaud-Bray avait décidé unilatéralement de ne pas respecter [leurs] conditions générales de ventes", explique le P-DG de Dimedia, Pascal Assathiany. Dans la foulée, la chaîne de 32 magasins cesse ses paiements et, pour les titres importés, affiche sa volonté de se fournir directement en France, demandant au passage la remise en cause de la loi 51 qui accorde aux distributeurs québécois un privilège d’exclusivité. Le conflit s’envenime. "Renaud-Bray nous doit plusieurs centaines de milliers d’euros", assure Pascal Assathiany, qui poursuit la chaîne pour être payé et pour "faire respecter notre contrat d’exclusivité", tandis que celle-ci contre-attaque en demandant des dommages et intérêts pour "pertes de revenus". Dimedia ayant été débouté le 12 juin en référé, la procédure, au stade de la constitution des dossiers, se poursuit sur le fond. Une audience devrait se tenir courant 2015 si n’intervient pas d’ici là un règlement à l’amiable.

Sur ce plan, en dépit des appels lancés par les associations professionnelles d’auteurs, de distributeurs et de libraires (2), rien ne bouge. Pourtant, "il faudrait trouver un médiateur, plaide la P-DG de Gallimard Canada, Florence Noyer. Il est inacceptable que 48 éditeurs québécois soient absents de la principale chaîne de librairies pendant la période de Noël. Cela fragilise tout un écosystème". Pour Richard Prieur, directeur général de l’Association nationale des éditeurs de livres (Anel), "le problème de Renaud-Bray est qu’au-delà de son conflit commercial avec Dimedia, il prenne des positions publiques contre les distributeurs exclusifs".

(1) Voir Livreshebdo.fr et LH 1003, du 20.6.2014, p. 38.

(2) Voir "Les professionnels québécois appellent Renaud-Bray à négocier avec Dimedia" sur Livreshebdo.fr.

La distribution en voie de concentration

 

En position centrale sur le marché du fait du poids qu’y pèse le livre importé, les distributeurs sont en pleine recomposition.

 

Florence Noyer, P-DG de Gallimard Canada : "La mosaïque de la diffusion et de la distribution est appelée à beaucoup changer dans les prochains mois."- Photo FABRICE PIAULT/LH

Diffusions Raffin rachetées en 2008 par les Messageries Benjamin, Diffusion du livre Mirabel (DLM) qui cesse ses activités en 2012, les Messageries Benjamin qui ferment à leur tour et déposent le bilan en 2013… En quelques années, la distribution du livre au Québec s’est trouvée profondément ébranlée, et l’onde de choc n’a pas fini de se faire sentir. "La mosaïque de la diffusion et de la distribution est appelée à beaucoup changer dans les prochains mois", reconnaît Florence Noyer, P-DG de Gallimard Canada, qui voit ce mouvement comme "une opportunité" même s’il crée aussi "de l’insécurité".

De par le poids du livre importé sur le marché - de l’ordre de 60 % -, les distributeurs, auxquels la loi 51 a garanti l’exclusivité, occupent, plus que les éditeurs, une position centrale dans la chaîne du livre au Québec. Leur association, l’Association des distributeurs exclusifs de livres en langue française (Adelf), portée par une grosse vingtaine d’entreprises, a d’ailleurs fait figure de locomotive dans la bataille menée en 2012 et 2013 par le secteur pour obtenir une régulation du prix des livres, et elle entend bien y revenir car "on n’a pas le choix", assure son nouveau président, Serge Théroux (Dimedia). Mais l’activité se concentre toujours plus autour de deux mastodontes.

D’un côté la Socadis, initialement une société mixte créée par Gallimard et Flammarion, et désormais détenue à 100 % par Madrigall, a la particularité de se concentrer sur les prestations logistiques. Elle assure un service de diffusion pour les grandes surfaces et le réseau des pharmacies ou des tabagies, mais la diffusion dans le premier niveau est assurée par ses principaux clients : Gallimard Ltée, Flammarion Ltée et Hachette Canada, mais aussi Fides ou Ulysse. De l’autre, le géant ADP (groupe Sogides), notamment distributeur d’Editis et d’Albin Michel, s’est renforcé après le rachat en 2005 de la Sogides par Québecor, qui y a apporté ses propres activités d’édition et de distribution.

Challengers

Derrière les deux leaders, Diffusion Prologue, qui a notamment repris toute la distribution de Média-Participations après la fermeture de DLM tout en laissant la diffusion à La Boîte de diffusion, et Dimedia, dont La Martinière est actionnaire à 49 %, font figure de challengers. Viennent ensuite des sociétés d’édition qui ont choisi de conserver un outil de diffusion et de distribution autonome tels Ada, HMH ou BND (Bayard-Novalis), des distributeurs spécialisés tels Somabec (STM/SHS) ou Médiaspaul (religieux) et des petits distributeurs comme Edipresse.

Le resserrement du marché attise la concurrence, et les faillites successives, comme les concentrations dans l’édition française, contribuent à rebattre les cartes. Après que Prologue a repris la distribution d’éditeurs auparavant chez DLM, Bragelonne/Milady a préféré faire sécession pour rejoindre Hachette Canada/Socadis en distribution à partir du 1er janvier 2015, tout en restant diffusé par La Boîte de diffusion. La fermeture de Benjamin a essentiellement profité à la diffusion Flammarion, qui a aussi repris la diffusion de l’ensemble Actes Sud/Leméac, et donc également à la Socadis.


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