Enquête

L'édition française est-elle sexiste ?

Affiches du collectif « les colleuses », à Paris. - Photo Olivier Dion

L'édition française est-elle sexiste ?

Plus de huit professionnels sur dix ont déjà été témoins d'agissements sexistes ou sexuels, et six personnes sur dix en ont été victimes, selon une large consultation menée par LH Le Magazine et Ipsos. Enquête sur le sexisme au sein de l'édition et sur les mesures à adopter pour lutter efficacement contre les violences sexistes et sexuelles.

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Par Cécilia Lacour,
Créé le 02.07.2021 à 17h40

« L'édition est gangrenée par le sexisme et les inégalités. » « Le nombre de situations de sexisme et harcèlement sexuel, connu par moi ou des ami.e.s, est juste hallucinant. » « Il est temps que ça change. » Ces témoignages anonymes, recueillis au cours de la consultation lancée en ligne du 19 au 25 mai par LH Le Magazine avec l'institut de sondage Ipsos, sont particulièrement limpides. Cette consultation a enregistré 1 221 réponses en une semaine, dont 1 000 ont afflué en moins de 48 heures. Rarement un questionnaire en ligne n'avait reçu autant de témoignages, à en croire notre partenaire Ipsos. Cet engouement illustre un besoin, une urgence de parler, de dénoncer le sexisme dans l'édition. Et ce, bien au-delà du cercle militant. Il souligne par ailleurs une réelle volonté d'apporter des solutions.

Les résultats, analysés par Ipsos, sont alarmants. À l'heure où la production éditoriale consacrée aux femmes et au féminisme explose (1), 84 % des répondants affirment avoir déjà été témoins d'au moins un acte sexiste au cours de leur carrière. Parmi eux, 76 % ont été témoins de remarques déplacées, 57 % de discrimination sexiste, 51 % de gestes déplacés et 39 % de harcèlement sexuel. 61 % des professionnels de l'édition ont déjà été victimes d'agissements sexistes et sexuels dans le cadre de leur travail. Six personnes sur dix ! La moitié d'entre eux ont été victimes de remarques déplacées (dont 23 % le sont encore actuellement), 36 % de discrimination sexiste (dont 32 % actuellement), 21 % de gestes déplacés (dont 11 % actuellement) et 10 % de harcèlement sexuel (dont 14 % actuellement).

 
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Sans surprise aucune, les femmes sont davantage victimes d'agissements sexistes ou sexuels que les hommes (respectivement 70 % des répondants contre 25 %). Les autrices et collaboratrices extérieures sont les principales victimes de l'ensemble des agissements sexistes et sexuels et particulièrement de harcèlement sexuel. 16 % des autrices ont déjà été victimes de harcèlement sexuel (dont 20 % actuellement) tout comme 15 % des collaboratrices (dont 17 % actuellement) contre 7 % de salariées (dont 6 % actuellement).

 

Libération de la parole

S'il est difficile de la mesurer véritablement, une « puissante omerta » sévirait au sein de l'édition, affirment un grand nombre de témoignages. Combien de femmes n'ont jamais signalé une main aux fesses, une remarque sur leur physique ou une proposition sexuelle indécente par crainte d'être « grillée » auprès de la profession ? « L'édition est un milieu minuscule. La peur de parler, la honte, le blâme jeté sur les victimes, qu'elles soient autrices ou salariées, existent, tout comme la peur de perdre son travail ou d'être blacklistée », abonde une professionnelle au sein de notre questionnaire. « L'inégalité intrinsèque entre auteur et éditeur (ce dernier ayant tout pouvoir, pouvant faire et défaire une carrière littéraire) ainsi que l'entre-soi du milieu génèrent beaucoup d'opacité », analyse une autre personne. De plus, 26 % des répondants ont déjà été contraints de taire des agissements sexistes ou sexuels, particulièrement les femmes (29 %) et les moins de 30 ans (33 %), dont 14 % ont été réduits au silence à plusieurs reprises.

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Et pourtant, « tout le monde savait » assuraient 121 professionnelles de l'édition dans une tribune publiée dans Libération le 20 mai, en réaction à l'enquête de Mediapart « #MeToo : le patron d'une maison d'édition mis en cause » visant Stéphane Marsan, le patron de Bragelonne, qui conteste les faits. Le silence commence toutefois à se fissurer. 24 % des professionnels ont un jour dénoncé ces actes, mais 53 % d'entre eux en ont subi les conséquences. S'ils témoignent un peu moins que les femmes (19 % contre 25 %), les hommes affirment davantage subir des conséquences que leurs consœurs (67 % contre 51 %).

Les collègues restent le choix privilégié pour signaler ces agissements, loin devant les ressources humaines (31 %) et les supérieurs hiérarchiques (27 %). À noter également que 14 % des professionnels ignorent vers qui se tourner. Souvent, les femmes s'avertissent entre elles. « On a toutes une liste de maisons blacklistées et on a toutes été alertées sur des endroits à fuir », témoigne une répondante. « Ce n'est pas normal que ce soit aux femmes de s'avertir entre elles pour éviter des situations problématiques, voire graves et dangereuses », s'agace une autre professionnelle.

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Nouvelle génération

Les professionnels ne se contentent pas d'échanger leurs expériences en privé. Depuis la publication du Consentement de Vanessa Springora (Grasset, janvier 2020), la parole commence à se libérer sur les réseaux sociaux et dans les médias. L'ouvrage de la directrice de Julliard a engendré un #MeToo de l'édition sur les réseaux sociaux et une première enquête de la part de Franceinfo. Depuis trois mois, la création du compte Instagram Balance ton éditeur et la publication de l'enquête de Mediapart ont mis ces violences sexistes ou sexuelles sur le devant de la scène. Cette libération de la parole dans les médias et sur les réseaux sociaux est jugée « justifiée » et « essentielle » par plus de 95 % des moins de 30 ans. D'ailleurs, cette nouvelle génération se révèle bien plus sensible aux questions de violences sexistes et sexuelles que ses aînés. La majorité d'entre eux estime que l'édition est sexiste, inégalitaire, que le milieu freine les femmes dans leur progression professionnelle et autorise implicitement des comportements inappropriés par sa sacralisation des valeurs de liberté de création.

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Face à ces agissements, 59 % des professionnels se prononcent en faveur de la mise en place de mesures pour lutter contre le sexisme dans l'édition. Au cours de notre consultation, les répondants n'ont pas seulement livré un cahier de doléances composés de témoignages forts, mais aussi fait preuve d'une réelle intelligence collective pour tenter de dessiner des solutions. Adoption d'une charte, meilleure mesure de l'index d'égalité professionnelle, formations, création d'un organisme indépendant pour recueillir les plaintes et assurer leur suivi ou incitation à la prise de congé paternité sont autant d'idées suggérées par les répondants.

De leur côté, les organismes professionnels lancent leurs chantiers. Selon nos informations, la réflexion débute au sein du Centre national du livre (CNL) : l'organisme « a l'intention de réunir début juillet les professionnels au sein d'un "Comité Égalité" pour entamer les discussions et définir les mesures à prendre en concertation avec les professions concernées ». Le Syndicat national de l'édition (SNE) a également fait part le 25 mai de sa volonté de prévenir et détecter les risques de harcèlement et violences sexistes et sexuelles dans l'édition en engageant depuis le 16 juin des discussions avec ses partenaires sociaux. « Nous projetons l'adoption d'un plan d'action pragmatique et proche des réalités du terrain », assure Sébastien Abgrall, président de la Commission sociale du SNE (lire son entretien p. 57). Une prise de conscience bienvenue et un premier pas vers l'égalité entre les sexes dans l'édition.

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(1) LH Le Magazine n° 7, mars 2021.

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