27 OCTOBRE - ESSAI Etats-Unis

Au seuil de la mort, Socrate ne parle pas, il chante. Parce que la musique peut, mieux que les mots, exprimer l'indicible. Mais à y bien réfléchir, le langage n'est-il pas avant toute chose sons, mélodie, rythme ? Si abstraite soit-elle, la pensée qui se déploie dans le verbe ne saurait se dépouiller de sa musicale peau. Le style, même en philosophie, ne constitue pas les simples oripeaux de purs concepts, les mots en tant que sons générateurs d'images engrossent l'esprit. La parole, à savoir l'acte physique de parler, est créatrice ; le logos (sens), avant d'être logique, est poétique (du grec poiêsis, "création"). Heidegger rappelle que "le langage parle", et George Steiner, grand lecteur du philosophe allemand, parle quant à lui de "poésie de la pensée". La formule est le titre que l'auteur de Réelles présences a donné à son dernier ouvrage. Il y souligne que la forme est indissociable du fond : "En philosophie comme en littérature, le style est substance." Les métaphysiques d'un Descartes, d'un Spinoza ou d'un Leibniz ont été conditionnées par un latin tardif et artificiel, la latinité idéale de l'Europe des Lumières. "Derrida est inconcevable hors du jeu de mots initié par le Surréalisme et Dada." Certains philosophes, comme Nietzsche ou Heidegger, se sont certes essayés à forger leur propre langue, une sorte d'idiolecte, mais "cette démarche [...] est elle-même saturée par le contexte oratoire, familier ou esthétique".

La poésie tente de renouveler les formes lexicales, la philosophie entend les dépasser, éclaircir le langage et emprunter d'autres voies (logique formelle, mathématiques) pour accéder à la vérité. Mais quoique ce soit leur dessein et leurs moyens, une chose est certaine : toutes deux s'ancrent dans "le discours humain qui demeure la matrice totale". Au XXe siècle, les cartes se sont brouillées, et il est dé-sormais vain de faire des distinctions aussi nettes. "Après Bergson, le philosophe est en même temps écrivain. Il peut lui-même produire des fictions ou du théâtre, comme Sartre." Evanoui le rêve d'un savoir encyclopédique, on reconnaît avec Wittgenstein ou Beckett que le fragment ou le silence seront plus éloquents que n'importe quel énoncé systématique. Car l'époque contemporaine, c'est aussi la boucherie de 14-18, la Shoah, les totalitarismes fasciste et stalinien..., et partant une remise en question du statut même du langage, de ce qui nous fait homme. Peut-on encore écrire un poème après Auschwitz ? se demandait Adorno au lendemain de la guerre.

Aujourd'hui, une autre catastrophe - une autre perte du sens - nous guette, dans le délire communicationnel des nouvelles technologies (l'incessant bla-bla d'Internet et autres tweets), c'est la langue elle-même qui s'appauvrit, et il est à espérer avec notre auteur à la "conscience obsolescente" que "quelque part un chanteur rebelle, un philosophe ivre de solitude dira "Non"".

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