11 septembre > Essai Allemagne

En lisant Heidegger, on a plutôt envie d’une aspirine que d’envahir la Pologne. Et pourtant une question lancinante revient. Elle est posée clairement par Peter Trawny, directeur de l’institut Martin-Heidegger et professeur à l’université de Wuppertal : "Comment est-il possible qu’un des plus grands philosophes du XXe siècle ait été non seulement favorable au national-socialisme, mais également à l’antisémitisme ?" C’est le grand sujet philosophique de la rentrée. Heidegger était-il nazi et antisémite ? Récemment, un imposant Dictionnaire Martin Heidegger (Cerf, 2013) répondait par la négative. Jusqu’à ce qu’on publie en mars dernier ces "Cahiers noirs". Les 1 200 pages réparties en trois volumes (la publication est prévue pour 2016 en France) sèment le trouble dans la presse allemande et chez les disciples du maître. Une clarification s’imposait. La voici.

Dans cet essai bref et dense, Peter Trawny examine le dossier sans trop embrouiller le lecteur avec des concepts abscons. On sent pourtant cet éminent spécialiste gêné aux entournures. L’éditeur de ces "Cahiers noirs" voudrait exonérer Heidegger de tout antisémitisme, mais il ne le peut pas. Son interprétation "prudente et pondérée" et sa proposition d’une curieuse notion d’"antisémitisme inscrit dans l’histoire de l’être" tentent d’expliquer l’inexplicable pour ces passages des années 1938 à 1941. Mais il traduit bien "Weltjudentum", qu’on trouve aussi dans Mein Kampf et dans les discours d’Hitler, par "juiverie mondiale".

Evidemment, Heidegger ne savait rien alors de la Shoah, mais, souligne Trawny, il "a consigné ses notations sur "la juiverie mondiale" alors qu’en Allemagne les synagogues brûlaient". Malgré son honnêteté, il ne résout pas l’énigme Heidegger, car le fait que le philosophe ait dissimulé son antisémitisme aux nazis ne le dédouane pas de son racisme.

Pour Trawny, Heidegger aurait été contaminé par l’antisémitisme de l’époque. Reste qu’il a un problème avec le monde juif. Il refuse la "pensée de la race", mais il est obsédé par cette pensée. Au fond, Heidegger montrerait toute la bêtise de l’antisémitisme en y adhérant ! Trawny révèle pourtant que la plupart des clichés sur la "race juive" se retrouvent chez Heidegger qui parle de "psychanalyse juive" en évoquant Freud. En fait, cet essai est terrible pour l’auteur d’Etre et temps, même si Trawny tente, en avocat exemplaire, de lui trouver des circonstances philosophiques atténuantes. Les extraits de ces "Cahiers noirs" s’apparentent à un commentaire savant et obscur des Protocoles des Sages de Sion où il est question de la "juiverie mondiale" avec son "don pour le calcul", pourvoyeuse de "l’américanisme" contre la "germanité". "Une blessure de la pensée est advenue", conclut Trawny. Jamais plaidoirie n’a pris la forme d’un tel réquisitoire. Laurent Lemire

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