Né en 1940 à Watertown, Massachusetts, Russell Banks a aujourd’hui 77 ans. Et ça n’a rien d’anecdotique : son âge est un sujet qui revient régulièrement dans Voyager. Pour le déplorer, ou s’en moquer. Banks, roi de l’humour pince-sans-rire et de l’autodérision (ne se présente-t-il pas, non sans coquetterie, comme un "gribouilleur", un "écrivain américain peu connu" ?), se compare à un jharal, "Vieux Bouc" d’une race de chèvres-antilopes de l’Himalaya dont il a fait son totem, vivant entouré de ses femelles sur des pentes redoutables, ou à un "vieil imbécile" américain de rencontre, embarqué dans un trek infernal juste pour frimer aux yeux de son épouse, bien plus jeune que lui. Ou aux deux à la fois !

Cela dit, chacun d’entre nous aimerait, à son âge, être aussi en forme que Russell Banks : ses amis, pour ses 70 printemps, lui ont offert une virée au Kilimandjaro, puis, en 2012, une randonnée d’un mois au Népal, dans des conditions épiques, avec ascension des Trois Cols, bivouac au pied du Sagarmatha (l’Everest), le tout accompagné par un sherpa clownesque, un "gamin" d’une cinquantaine d’années sujet au mal des montagnes, et filmé sans répit par Gregorio, un étudiant en cinéma italien de 24 ans. Cet épisode constitue l’un des morceaux de bravoure de la seconde partie du livre, avec sa balade en Hummer en Alaska, 90 litres d’essence aux 100 km, pour gagner une cabane perdue sans eau ni électricité, comme pour y attendre la fin du monde, sa chute sur le Cotopaxi, en Equateur, en 1997, double fracture de la clavicule droite et grosse déception d’avoir dû rebrousser chemin avant le sommet, ou encore, en 2000, l’ascension de l’Aconcagua (6 962 m), entre le Chili et l’Argentine, dans des conditions si extrêmes que, halluciné, il se prenait pour un prêtre inca.

Il y a aussi le récit pittoresque de son mariage "clandestin" avec Chase, sa quatrième épouse, à Edimbourg, ville qu’ils n’aiment pas trop, jusqu’à ce qu’ils apprennent que le jeune Shelley l’avait choisie pour son voyage de noces, en 1811. Chase étant poète, le signe ne pouvait qu’être positif : ils sont toujours mariés.

Ce fut très différent avec ses trois femmes précédentes, Darlene, épousée à 19 ans en plein dans leur période hippie, Christine, la Juive très riche dont la famille a résisté tant qu’elle a pu à cette mésalliance, ou encore Becky, la New-Yorkaise. Toutes ces histoires, il les raconte à Chase, pour la séduire, lors d’un long reportage dans les Caraïbes, pour qui il a toujours éprouvé un vrai tropisme. Cela constitue la première partie de ce livre-somme, à la fois confession sans concession et collection de récits de voyage à couper le souffle : Russell Banks est à la fois un sportif et un écrivain de haut niveau. Parce que, "[…] si les montagnes sont assez hautes, il y a des chances qu’on rencontre là-haut son véritable soi, celui qu’on craint et qui nous échappe en bas". Jean-Claude Perrier