10 avril > Roman France

C’est inouï, le nombre d’histoires, de secrets, de morceaux de vies que peut receler une photographie. Il est vrai qu’il ne s’agit pas ici de n’importe quelle photo. Mais de celle prise à Aden, en août 1880, par le photographe nîmois Georges Révoil, sous le péristyle du grand hôtel de l’Univers. Y figurent sept personnages, cinq assis, deux debout, six hommes et une femme. Le deuxième en partant de la droite, cheveux courts et vareuse blanche, est un certain Arthur Rimbaud. Il a alors 26 ans, il a fui la France, la poésie et les paradis artificiels pour se réfugier au bout du monde, en Abyssinie, dans l’anonymat. Il est contremaître chez Bardey, négociant en café, à qui il donne satisfaction. Même si c’est un taiseux, un type pas commode, assez mal vu par la microsociété coloniale locale. Entre "expats", on le surnomme "Karani", "le méchant", on médit de lui, on lui prête des liaisons "contre nature". Ce sont ces Français que, justement, Jules Suel, le gérant de l’hôtel, a décidé de faire poser pour lui sur la photo, afin de s’en servir comme publicité pour son établissement. Plutôt que de s’adresser à Bidault, le minable photographe du cru, il a préféré passer commande à Révoil, plus moderne, mieux outillé, meilleur sans doute. L’histoire est vraie, la photo existe - elle est d’ailleurs reproduite à la fin du livre. Jean-Jacques Lefrère, l’un des plus grands spécialistes de Rimbaud, en a beaucoup parlé. Serge Filippini, lui, en a fait un roman épatant.

Il a d’abord imaginé les circonstances préparatoires à la prise de vue. Les longues discussions entre les protagonistes, pour que tous acceptent de venir poser. Même Rimbaud, avec son fichu caractère. Mais pas Mme Suel, la femme de Jules, en train de faire calmer ses vapeurs par Ali, un "nègre" vigoureux. Elle acceptera juste de remplacer Révoil à la manœuvre, lequel se retrouve donc sur sa propre photo. La seule femme que l’on y voit, c’est Emilie Bidault, l’épouse de l’autre. Aventurière dans l’âme, écrivaine en devenir, elle va s’africaniser de plus en plus, finir par quitter son triste époux pour un diplomate italien. Auparavant, elle a éprouvé un sérieux béguin pour Rimbaud, qu’elle surnomme "Rimbaldo". Mais sans retour, semble-t-il. Alors qu’on prétend qu’il n’aime que les hommes, il vit en ménage avec une autre…

Voilà quelques-unes des histoires que Serge Filippini invente, comme en coulisse de la pièce en train de se dérouler sous nos yeux. Les personnages et leur rencontre sont authentiques, le reste est littérature. Rimbaud, lui, ne s’attardera pas à Aden. Le Harar et le destin l’attendaient. J.-C. P.

Les dernières
actualités