Existe-t-il questions dont les réponses soient plus soigneusement soupesées que les questions concernant les lectures de l’interviewé — au choix : «  Que lisez-vous en ce moment ?  », ou «  Quelles sont les dernières lectures qui vous ont le plus marqué ?  » ou «  Quel est votre livre de chevet ?  ». Et à plus forte raison quand l’interviewé est un homme d’Etat. Certains se feront aider par des conseillers. D’autres soupèseront soigneusement la bonne réponse à donner. Durant la dernière campagne électorale présidentielle américaine, on avait ainsi vu Barack Obama répondre différemment, à quarante-huit heures d’intervalle, à la question «  Qu’avez-vous lu dernièrement ?  », et cela parce qu’il ne s’adressait pas au même auditoire. Interrogé par le magazine Time , en octobre dernier, le premier ministre Chinois Wen Jiabao a fait, à la question «  Quel est le livre qui vous a récemment le plus marqué ?  », une réponse qui mérite d’être analysée et confrontée au spectacle affligeant qui fut donné vendredi dernier, à Oslo, par la chaise vide de Liu Xiaobo, empêché de venir recevoir son prix Nobel de la paix. Qu’a donc, en effet, répondu M. Wen ? Qu’il aimait principalement lire des livres d’histoire — d’histoire de la Chine, mais aussi des autres pays. Qu’il ne s’intéressait pas aux « Mémoires » de toute sorte qui envahissent aujourd’hui les rayonnages des librairies. Et surtout, qu’il avait deux livres de chevet, qu’il emportait partout avec lui : les Pensées de Marc-Aurèle, et La théorie des sentiments moraux d’Adam Smith. Les Pensées de Marc-Aurèle tout le monde connaît. L’empereur philosophe, obsédé par la mort, y écrivait notamment : «  J'ai pu me faire l'idée de ce que serait un Etat où régnerait une égalité complète des lois, avec l'égalité des citoyens jouissant de droits égaux ; et l'idée d'une royauté qui respecterait par-dessus tout la liberté des sujets.  » Une définition d’un régime idéal fort éloigné de celui de l’actuelle Chine… Pour Adam Smith, c’est une autre histoire. Comme beaucoup de gens, j’imagine, je ne connaissais d’Adam Smith que la Richesse des nations , cette sorte de Bible princeps du capitalisme libéral. Sa Théorie des sentiments moraux est en fait son premier livre, publié en 1757, et celui qui le fit connaître en son siècle (une nouvelle édition paraîtra le 5 janvier prochain, aux PUF, dans la collection « Quadrige »). Adam Smith y développe déjà l’approche individualiste qui constituera le socle de ses réflexions d’économie politique, mais il y traite principalement de conscience morale et d’éthique. Des préoccupations, là encore, très éloignées des responsables chinois… Fichtre diable ! Wen Jiabao se serait-il moqué des lecteurs de Time  ? Les aurait-il provoqués cyniquement ? Il semblerait que non : à peu près au même moment, interviewé par la chaîne CNN, il explique que la Chine ne pourra pas faire l’économie de «  réformes politiques  », et il précise : «  Je crois que la liberté de parole est indispensable pour tous les pays, les pays développés comme les pays en développement. (…) Le désir et le besoin de démocratie du peuple chinois est irrésistible…  » Au point que son interviewe sera… censurée en Chine. Un premier ministre, censuré dans son propre pays, c’est du jamais vu. Et pourtant, à l’heure où j’écris ces lignes, Wen Jiabao est toujours premier ministre chinois. Alors ? Alors, je ne suis pas sinologue, mais je sais, pour m’intéresser à la politique chinoise depuis feus Mao, Chou-en-Lai, la Bande des Quatre et consorts, que derrière l’apparente raideur monolithique du régime, se cachent des vibrations contradictoires, qui peuvent conduire à des inflexions majeures. La victoire de l’économie de marché fut l’une d’elles. Celle des libertés individuelles sera sans doute la prochaine. Quand ? Il est évidemment trop tôt pour le dire. Mais qu’un homme comme Wen Jiabao, le troisième personnage de l’Etat, se croit autorisé à lancer de tels scuds (en gros, il n’a fait que répéter ce que Liu Xiaobo est aujourd’hui empêché de crier) est la preuve qu’il n’est pas seul. La mouvance qu’il incarne n’est peut-être pas près de l’emporter. Wen Jiabao sera peut-être sacrifié dans les prochains mois, mais l’histoire n’en aura pas moins continué d’avancer. Un jour, c’est sûr, Liu Xiaobo ira chercher son prix à Oslo.  
15.10 2013

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