De passage à Paris pour recevoir le prix Émile Guimet de littérature asiatique 18 mois après la publication de son roman Les sept lunes de Maali Almeida, traduit de l’anglais par Xavier Gros (Calmann-Lévy) qui avait reçu le Booker Prize en 2022, l’auteur sri-lankais Shehan Karunatilaka évoque son parcours atypique dans l’édition.
Livres Hebdo : Vous avez d'abord été publié par une grande maison d'édition, puis vous vous êtes tourné vers l'autoédition et l'édition indépendante. Quel a été le déclic ?
Shehan Karunatilaka : Mon premier livre a été publié par Random House. Il a eu de bonnes critiques, mais cela ne m'a pas permis de vivre de ma plume. J'ai gardé mon travail alimentaire dans la publicité. Pour mon deuxième livre, celui qui a remporté le Booker Prize, j'ai passé huit ans à l'écrire. Quand je l'ai soumis aux grandes maisons - HarperCollins, Random House, Hachette - elles m'ont toutes dit : « C'est très spécifique. Cette guerre, ces fantômes sri-lankais, ce folklore… ce sera difficile à vendre à un public occidental global. »
« Je pense qu'une grande maison n'aurait pas passé deux ans sur mon livre »
Comment avez-vous trouvé votre éditeur indépendant ?
J'ai finalement trouvé Natanya Jones et Mark Ellingham, un couple qui dirige une maison indépendante en Angleterre, Sort of books. Ils n'aiment pas qu'on les appelle « petits éditeurs ». Natanya m'a dit : « Je pense que votre livre a du potentiel, mais le début est confus, la fin ne fonctionne pas et le milieu est ennuyeux. Êtes-vous prêt à travailler avec moi ? » Nous avons passé deux ans pendant le Covid à le réécrire, de 2021 à 2022.
En quoi cette collaboration a-t-elle été différente de votre expérience avec les grandes maisons ?
Le niveau d'attention, le niveau de soin pour les auteurs - c'est quelque chose dont j'ai vraiment bénéficié. Je pense qu'une grande maison n'aurait pas passé deux ans sur mon livre. Natanya était prête à passer trois, quatre ans si nécessaire. Elle disait : « Rendons-le aussi bon que possible. » De plus, auraient-ils soumis le livre au Booker Prize ? Probablement pas. Les grandes maisons ont déjà leurs auteurs vedettes.
Comment appréhendez-vous votre relation avec les éditeurs ?
Ayant travaillé dans la publicité, je peux comparer. Dans la pub, quand vous présentez une idée, on vous dit : « Qu'est-ce que tu fumais ? C'est de la merde ! On a cinq heures avant l'arrivée du client ! » Dans l'édition, même quand ils rejettent votre manuscrit, ils sont très polis : « Merveilleuse réalisation, roman ambitieux, brillant, excellent… malheureusement, nous ne l'aimons pas, mais bonne chance. » Il faut lire cinq fois pour comprendre qu'ils refusent le livre.
« Je travaille sur des nouvelles, des livres pour enfants, et un troisième roman qui mijote depuis longtemps »
Votre succès international change-t-il votre approche éditoriale ?
J'écris depuis Colombo, au Sri Lanka, sur le cricket, sur une guerre dont personne ne se rappelle, même pas les Sri-Lankais. On n'écrit pas en s'attendant à ce que le livre voyage. 90 % des écrivains écrivent en sachant que peut-être personne ne va lire. Mon attitude était : peut-être que l'Inde, le Pakistan, le Bangladesh liront. Maintenant, je suis habitué au surréalisme - j'ai voyagé partout, gagné un Booker Prize, même embrassé la reine alors qu'on est censé juste serrer la main !
Quels sont vos projets éditoriaux à venir ?
Mon objectif : arrêter de voyager et recommencer à écrire. En 2023, je disais déjà que Paris serait mon dernier voyage. Nous sommes en 2025 et je voyage encore ! Mais je travaille sur des nouvelles, des livres pour enfants, et un troisième roman qui mijote depuis longtemps. De juin à décembre 2025 : rien. Six mois pour m'asseoir et écrire. Pour écrire, vous avez besoin de tranquillité, moins de parler, plus d'écouter.
Le Sri Lanka reste-t-il votre source d'inspiration principale ?
Le Sri Lanka regorge d'histoires. Je n'ai écrit que sur 1989-1995, je suis encore au XXe siècle. Ces dix dernières années : fin de guerre, dictature, effondrement économique, mouvement populaire, démocratie, et maintenant un gouvernement de gauche au pouvoir. Il y a plein d'histoires, et heureusement, beaucoup de Sri-Lankais écrivent maintenant.
Comment percevez-vous votre rôle d'écrivain sri-lankais sur la scène internationale ?
Je n'accepte pas l'idée d'ambassadeur parce qu'un écrivain est un outsider. Pendant des décennies, les histoires sri-lankaises étaient racontées par des étrangers - tous les livres publiés avant 1950 étaient écrits par des coloniaux. Ce n'est que dans les années 1990 qu'on a pu raconter nos propres histoires. J'aime cette idée de « punk » - je suis un punk de 50 ans ! Si je deviens un insider, je deviens un propagandiste. Je préfère rester un outsider.