L’Inde change ; nous aussi. Revenir trente ans après dans ce pays-continent, c’est comme sauter a pieds joints dans l’économie mondialisée, dans l’idéologie d’un nouveau temps, dans le chaudron de toutes les religions qui se peuvent imaginer, bref passer de l’autre cote du miroir du XXIe siècle. Que Paris s’intéresse, pour une fois, a l’Inde paraît carrément grotesque quand l’angle choisi est celui de la littérature. Alors que le boom chinois passionne et angoisse a la fois les médias français, les mêmes soi-disant « mass » médias n’accorde pas la moindre ligne au boom indien. C’est incompréhensible (exception faite évidemment de l’arrogance française face au tiers-mondiste Mittal, avec les résultants qu’on sait).
Voyons par le petit bout de la lorgnette. La nôtre. En 1974, j’avais tenté de visiter l’Inde du Nord. La pluie sur Bombay, le corps d’un mourant que chacun enjambait sans ralentir le pas, les crachats que je croyais de sang alors qu’il n’était que jus de graines de betel, la cohue partout mêlant veaux, vaches, et cochons de payant de touristes au milieu d’un maelström de bicyclettes, les voyages en « seconde classe sans réservation » (soit 30 personnes dans un compartiment pour 8 a 10). Mais surtout, nous, jeunes occidentaux vaguement hippiesques, déjeunant d’une orange sur un quai de gare sous le poster « scandaleux » représentant une sorte de maharadjha au milieu d’une multitude de plats sous le slogan : « India, the gourmet paradise ».
Aujourd’hui, les autoroutes à 6 voies de Delhi, la pub omniprésente de Nokia a Royal Canin, les « colonies » remplies de cadres à 4X4 et attaché-case, protégés par des hauts murs, le pays des surdoués de l’informatique, mais aussi ce clip aperçu dans un McDo de Chandi Chowk ou le chanteur bollywoodien vient arracher sa sœur des griffes d’un blouson noir pour la ramener à ses parents, c’est-à-dire à sa vie d’Indienne et à son sari. Et puis nous qui délaissons les guest house de routards des années 70 pour de vrais et faux palais de Maharadjha. Vaguement honteux, savoureusement satisfaits. Si vous voulez comprendre la mondialisation, allez en Inde ! C’est toujours un choc, mais plus exactement le même.
A la recherche de librairies à Delhi ou au Radjasthan, nous ne trouvons, même en plein centre-ville, que de petites échoppes ou l’on propose cent Paulo Coelho ou Ken Follett pour un auteur indien. Il est vrai que la moitié du milliard d’Indiens qui vivent dans le subcontinent sont illettrés, alors les livres… Pourtant ce pays s’est construit sur des livres du Mahabharata et du Ramayana jusqu’à nos jours. Encore qu’aujourd’hui les internet café font plus pour la lecture et l’écriture que les librairies. Les grands écrivains indiens viennent davantage de la diaspora indienne : du Trinitadien VS Naipaul au Londo-newyorkais Salman Rushdie en passant par le Canadien Michael Ondaatje. Personnellement je regrette que le Salon du livre n’accueille pas l’un des plus brillants et plus jeunes auteurs indiens : Raj Kamal Jha, auteur du splendide Couvre-lit bleu (Gallimard) qui n’a pas eu en France le succes qu’il a reçu en Grande-Bretagne.
Deux images pour finir. Le bureau d’Indira Ghandi a Delhi. Une pièce cernée de livres, de livres lus. Elle a expliqué un jour que lorsque son père, Nehru, luttait pour l’indépendance de son pays dans les prisons britanniques, il n’oubliait pas de lui commander des contes, des romans de Dickens, des pièces de Shakespeare, etc. Eh bien dans le bureau resté intact et qu’elle venait de quitter avant d’être assassinée, on voit que cette femme d’exception avait à portée de main droite quarante volumes de la Pléiade et à main gauche de nombreux dictionnaires. Voila une bonne question pour nos candida(e)s : quels livres pouvez-vous attraper lorsque vous êtes assis(e) à votre bureau ?
Dans l’immense forteresse qui domine Jodhpur Indiens et touristes flânent dans un silence merveilleux, saisis par la beauté du lieu et par la majesté des bâtiments. Peu à peu les touristes épuisés par la montée s’arrêtent pendant que les Indiens continuent jusqu’à l’extrême pointe de la forteresse où se situe un petit temple hindou. Le vent fait voler les saris multicolores. Notre ami John Leonard, désigné meilleur critique littéraire américain, observe : « Ce que je préfère ce sont les papillons de Jodhpur ». Le titre est là, qui écrira le livre ? PS : Halte au feu ! Mes collègues de colonnes s’inquiètent du nombre de vos commentaires sur la dernière chronique, mais quitte à les énerver un bon coup (j’rigole David, j’rigole), autant dire que je suis fier d’avoir introduit le virus des BL (bloggeurs littéraires) dans le beau fruit qu’est Livres Hebdo . Il faudra bien reconnaître un jour qu’ils participent désormais à la vie littéraire. Je ne crois en rien à la suppression des intermédiaires que proclament certains (trop poujadiste ; même si Poujade était papetier) mais à une stricte séparation des pouvoirs entre écrivains, éditeurs, critiques, libraires et désormais bloggeurs. La variété des commentaires qui ont suivi ce papier montre l’intérêt de la chose par la variété des propos, leur enthousiasme. Ce sont de bons défenseurs du livre. Et bientôt nous ne serons plus trop pour combattre contre la barbarie.
15.10 2013

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