Premier roman/Algérie 9 janvier Hajar Bali

Nour a trois mères, confie-t-il à ses quelques rares amis. En 2016, à 23 ans, ce sérieux doctorant en mathématiques partage à Alger un minuscule appartement avec sa mère Meriem, sa grand-mère paternelle Fatima et son arrière-grand-mère de 95 ans, Baya. Seul garçon de la maison depuis dix ans, depuis que son père Kamel, menuisier, a été emprisonné pour terrorisme, il est soumis à l'attention jalouse de ces trois femmes et nourri des récits de l'aïeule, obsédée par le souvenir du figuier de son enfance dans une famille villageoise pauvre, près de Constantine. Dans le monde féminin de Nour tourne aussi l'énigmatique Mouna qui l'attire mais dont il ne sait comment se rapprocher, une jeune femme à la fois « douce et glaciale » qui vit seule avec un chat et un piano hérité de sa mère.

Le premier roman d'Hajar Bali publié simultanément par les éditions algéroises Barzakh et par Belfond, est tressé des différentes formes littéraires qu'elle a explorées tout en exerçant le métier de professeur de mathématiques à l'Université des sciences d'Alger. Monologues intérieurs, poèmes, dialogues, microhistoires insérées à l'intérieur d'une chronologie en allers-retours, la dramaturge, auteure notamment d'un recueil de nouvelles (Trop tard, Barzakh, 2014) raconte les vies éprouvées et endurantes de quatre générations de femmes de son pays. C'est une sorte de saga familiale mais qui passe par l'intimité, celle des foyers, des têtes et des cœurs. Le devoir, la tradition, l'éducation, la loyauté, la liberté. La responsabilité, la culpabilité, les regrets. Mais aussi la vengeance, les amnisties impossibles, le pardon... A plusieurs époques charnières, les protagonistes sont confrontés à des conflits existentiels exacerbés par la violence de l'Histoire, à « tous ces non-dits qui nous travaillent de l'intérieur » comme le note Mouna, la fille à secrets qui consigne ses pensées sur des carnets.

Le destin de Baya qui a quitté l'école avant le certificat d'études au milieu des années 1930, est le plus épique : mariée à 14 ans, deuxième épouse d'un homme d'une « grande famille » de Constantinois d'ascendance andalouse, elle sera renvoyée chez ses parents après la naissance de son fils Haroun puis enlèvera son enfant pour entamer une vie de fugitive. Baya l'exilée et son « don incroyable de conteuse », qui va inventer la fiction familiale. Mères courage, louves sacrificielles, femmes dominées et souveraines, manipulées et manipulatrices, Ecorces observe aussi « l'amour vorace des mères ». Face à elles, les fils uniques peinent à conquérir leur autonomie, étouffés par cet « amour prison » qui, avec les fortes injonctions sociales et religieuses, pèse sur tous leurs choix.

Ces hommes qui s'effacent, se replient dans le mutisme. Comme Haroun, fils de Baya, mari de Fatima, un taiseux arrêté à 18 ans en 1955 alors qu'il tentait de rejoindre les moudjahidines de la Guerre de libération, retrouvé par sa mère huit ans plus tard, un poète qui voulait « accéder au silence imperturbable du ver de terre ». Un « fou dans un monde trop raisonnable » décrit son fils, le mélancolique Kamel qui, sous les pressions, a dû, lui, abandonner son premier amour. La lucidité délicate d'Hajar Bali embrasse ces personnages dans la complexité de leurs motivations, dans toute l'ambiguïté de leurs élans. Pour enregistrer ce qui pulse en dessous de leurs écorces, cette peau épaissie, carapace résistante qui protège, mais qui enferme.

Hajar Bali
Ecorces
Belfond
Tirage: 2 000 ex.
Prix: 18 euros ; 304 p.
ISBN: 9782714493552
06.12 2019

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