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L’identité Françoise

Soldat allemand surveillant l’horizon sur la promenade des Anglais à Nice. - Photo Ecpad

L’identité Françoise

Redécouverte du récit d’une réfugiée juive polonaise, Françoise Frenkel, fuyant le nazisme de Berlin à la Suisse, en passant par Paris ou Nice.

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Par Olivier Mony,
avec Créé le 25.09.2015 à 02h34

C’était une librairie, quartier de Charlottenburg, au 39, Passauer Strasse. Là, à l’enseigne de La Maison du livre français, Françoise Frenkel et Simon Raichenstein, un couple de Juifs réfugiés de Pologne et de Russie, tinrent entre 1921 et 1939, dans des conditions que le cours de l’Histoire rendit peu à peu insupportables, l’unique librairie française de Berlin. Jusqu’à devoir prendre à nouveau les chemins de l’exil, partir vers Paris, terre promise des réfugiés. Simon y aura rendez-vous avec son destin, Drancy, et le 24 juillet 1942, Auschwitz. Françoise, elle, échappera aux griffes de la barbarie. Elle quitte Paris pour Vichy, Nice, la Haute-Savoie puis, en 1943, l’abri enfin vraiment protecteur de la Suisse. Où elle publie dès la fin de la guerre le récit, magnifique, de son errance, de son chagrin, Rien où poser sa tête, récit dont son mari disparu demeurera étrangement absent. C’est ce livre, jamais réédité depuis, que publie aujourd’hui Gallimard.

Dans l’évangile selon saint Luc, il est écrit : "Les renards ont des terriers, les oiseaux du ciel ont des nids, mais le Fils de l’Homme n’a pas où poser sa tête" (8, 20). Le livre de Françoise Frenkel n’en sera qu’une lente et douloureuse illustration. Un récit extrêmement minutieux de ses "plaisirs" et de ses jours, chassée d’un endroit l’autre, poussée par une force de vie et une attention magnifique à tout ce qui l’entoure. Où aura-t-on déjà lu description plus minutieuse de la montée des périls dans l’Allemagne nazie, du sauve-qui-peut et de la fatigue de l’exode, de la suspension du temps des premiers mois de la défaite, passés dans un jardin public niçois en compagnie d’un vieux monsieur charmant, de quelques oiseaux et quelques livres auxquels succéderont bientôt des hordes de soldats vaincus et harassés ? Cette relation des faits qui se refuse à tout pathos ne vient que renforcer la violence du témoignage. Françoise Frenkel se croyait seulement lectrice, elle était écrivaine. Comme l’était l’auteure anonyme d’Une femme à Berlin (Gallimard, 2006) ou Hélène Berr dans son Journal (Tallandier, 2008). Comme il le fit pour Hélène Berr, Patrick Modiano signe la préface de Rien où poser sa tête. Il traque Françoise Frenkel à travers les quelques minces traces qu’elle a laissées : un passeport Nansen, une malle dans un garde-meuble, une machine à écrire, une rue d’Annecy, le souvenir d’un autre réfugié berlinois, Vladimir Nabokov… C’est magnifique et cette œuvre au noir extraite de l’oubli et du pays des morts ne l’est pas moins.

Olivier Mony

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