Rentrée littéraire 2021

Lionel Shriver, «Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes» (Belfond) : Endurance

Lionel Shriver - Photo © Eva Vermandel

Lionel Shriver, «Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes» (Belfond) : Endurance

La redoutable Lionel Shriver règle son compte à la passion du sport d'endurance dans son huitième livre traduit en français.

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Par Véronique Rossignol,
Créé le 29.07.2021 à 22h17

Pour le réconfort, on repassera. Idem pour le romantisme. Ne comptez pas sur Lionel Shriver. Le miroir qu'elle tend à nos névroses, nos mesquineries, nos inavouables contradictions individuelles et collectives, est toujours impitoyable. Et c'est ce qui fait de la lecture de ses romans, outre leur grande fluidité narrative, une expérience stimulante. Et ce n'est ni le côté visionnaire des Mandible, inquiétant roman d'anticipation économique de 2017 où elle imaginait la faillite financière des États-Unis, ni ce livre qui règle son compte à l'obsession moderne de la course à pied et du fitness, vue comme une nouvelle religion laïque, qui vont entamer la réputation sulfureuse de la romancière américaine.

Mariés depuis trente-cinq ans, Serenata et Remington ont la petite soixantaine bien conservée. Respectivement voix off free-lance dans l'édition de livres audio et de jeux vidéo et fonctionnaire municipal ingénieur en génie civil récemment licencié, ils sont retirés depuis peu dans une petite ville de l'État de New York. Le couple entre en crise quand le mari décide de se mettre à courir - il vise même la participation à un marathon. Sa femme désapprouve ce qu'elle considère comme une tocade et un « conformisme servile ». Mais, dans sa réaction, il y a aussi de la pure jalousie puisque c'était elle, depuis toujours, la sportive du duo, la maniaque des « burpees ». Et si elle continue de pratiquer chaque fin d'après-midi quatre-vingt-dix minutes de musculation, elle a dû renoncer à ses quinze kilomètres de running quasi quotidiens, atteinte d'arthrose des genoux imputable d'ailleurs, ironie du sort, à leur usage excessif. Son corps la lâche et elle recule devant une opération invalidante. Le mari n'est pas dupe devant ce mépris nouveau pour le sport d'endurance : « quand c'est toi qui l'exerces, c'est une discipline sage, réfléchie, et quand ce sont les autres, c'est un engouement révoltant ». Les choses s'enveniment un peu plus quand le néoconverti décide de se lancer dans un programme d'entraînement à une épreuve de triathlon en embauchant Bambi, une coach au corps sculpté de déesse d'Olympie. Lionel Shriver dissèque ce qui se joue dans ce couple autant que dans la société tout entière : le défi au vieillissement, la vanité glorieuse de la performance, la douleur et le dépassement des limites comme signe de volonté.

Moqueuse, cruelle, mauvais esprit, provocatrice, la romancière fait feu sur tous les diktats, épingle les positions idéologiques de l'époque (la question de l'appropriation culturelle en fait notamment les frais) et étrille une nouvelle fois les relations parents-enfants. Car avec un fils glandeur magnifique et une fille devenue une évangéliste rigide, mère de cinq enfants avant trente ans, pleine de rancœur à l'égard de sa mère mécréante, le couple estime avoir encore en charge « deux cas sociaux ». Même quand elle tempère son pessimisme, suggère que le mariage et la vieillesse peuvent requérir les mêmes qualités de persévérance et d'humilité que la course à pied, Lionel Shriver reste d'une incorrigible férocité.

Lionel Shriver
Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes Traduit de l'anglais (États-Unis) par Catherine Gibert.
Belfond
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 22 € ; 384 p.
ISBN: 9782714494375

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