Avant-critique Roman

Louise Erdrich, "La sentence" (Albin Michel)

Louise Erdrich - Photo © JENN ACKERMAN/The New York Times-REDUX-REA

Louise Erdrich, "La sentence" (Albin Michel)

Louise Erdrich situe l'intrigue de son nouveau roman au cœur d'une Amérique hantée par le génocide des Amérindiens et marquée par l'assassinat de George Floyd et la pandémie de Covid.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 05.09.2023 à 09h00

Les fantômes de l'Amérique. En littérature, le cimetière indien est un motif récurrent. L'hôtel Overlook de Shining, dont l'emprise maléfique serait liée à sa construction sur un ancien cimetière amérindien, en est l'exemple le plus connu. L'idée d'un péché originel qui, sans relâche, reviendrait tourmenter les vivants... Dans La sentence, Louise Erdrich, lauréate du prix Pulitzer de la fiction en 2021 pour Celui qui veille, renverse ce motif un brin éculé grâce au personnage de Flora, la plus fidèle cliente d'une librairie spécialisée en cultures autochtones, qui se rêvait elle-même autochtone et dont le fantôme s'impose aux libraires, tous amérindiens. Ainsi les Blancs ne sont-ils plus les seuls à être hantés par le passé génocidaire de l'Amérique.

« En novembre 2019, la mort a emporté l'une de mes clientes les plus agaçantes. Sans qu'elle disparaisse pour autant. » Ces mots sont ceux de Tookie, l'une des libraires, ojibwée de naissance, passée par la case prison pour avoir transporté dans un camion frigorifique, du Wisconsin au Minnesota, un cadavre « dont les aisselles étaient bourrées de cocaïne ». À sa libération, Louise, la gérante de la librairie (double de l'autrice, qui a elle-même fondé une librairie à Minneapolis, Birchbark Books), lui offre une seconde chance. Résistant « à la tentation de [se] servir dans la caisse », Tookie trouve dans la communauté des lecteurs fréquentant la librairie une seconde famille, et savoure, aux côtés de son homme, Pollux, la chance de mener une vie ordinaire, malgré son lot de tracasseries quotidiennes. Parmi elles : Flora, une « sangsue [...] de toutes choses amérindiennes » qui, après sa mort, semble vouloir mettre Tookie sur la piste d'un secret emporté dans la tombe, en faisant délibérément tomber certains livres dès que Tookie est de garde à la librairie.

Lorsqu'elle purgeait sa peine, Tookie avait reçu un dictionnaire d'une ancienne professeure. Le premier mot dont elle avait cherché la définition était celui de « sentence ». Un terme qu'elle retrouve, devenue libraire, dans le titre du livre (un « très vieux journal intime ») que Flora tenait entre les mains au moment de son décès. « Le titre m'intéressait car il semblait aller à l'opposé de la plupart des récits de captivité en Nouvelle-Angleterre, qui racontaient de façon populaire, choquante ou pieuse l'expérience de femmes blanches capturées par des Indiens. Ici, c'était visiblement l'inverse : le témoignage d'une captive autochtone. » Piquant notre curiosité, Louise Erdrich entrelace avec un étourdissant talent narratif le récit de cette mystérieuse prisonnière, de Flora, de Tookie et de ses acolytes libraires, dans une Amérique bouleversée par l'assassinat de George Floyd (survenu à Minneapolis en 2020) et le décompte macabre des victimes du Covid (avec des taux d'infection et de décès largement supérieurs à la moyenne pour les communautés autochtones). S'attaquant aux fantômes d'une nation bâtie dans la violence, le racisme et l'intolérance, La sentence s'affirme également comme un grand livre sur le pouvoir rédempteur de la littérature - avec, en fin d'ouvrage, l'excellente et « totalement partiale » liste des livres préférés de la géniale, inénarrable et inoubliable Tookie.

Louise Erdrich
La sentence
Albin Michel
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 23,90 € ; 448 p.
ISBN: 9782226474902

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