Essai/États-Unis 24 oct. Elizabeth L.Banks

On appelait cela le yellow journalism, un journalisme d'immersion que l'on retrouve de nos jours dans Le quai de Ouistreham de Florence Aubenas. C'était une manière de comprendre qu'il y a toujours à apprendre des pauvres. Surtout à ne pas le devenir. Elizabeth L. Banks (1870-1938) fut une pionnière de ce mode d'investigation. Si, à l'époque, ses reportages avaient un petit goût exotique pour ses lecteurs, ils ont depuis pris la patine de l'histoire.

Avec elle nous pénétrons dans la société londonienne de la fin du XIXe siècle, celle de la reine Victoria et de Jack l'Eventreur. Mais notre pythonisse ira plutôt deviner les secrets de la vie bourgeoise à travers son petit personnel, c'est moins dangereux que du côté de Whitechapel.

La journaliste américaine part d'un constat. Les femmes qu'elle rencontre parlent d'indépendance tout en étant rivées à leur machine à coudre ou à leur atelier d'usine. N'auraient-elles pas moins de liberté avec un travail de domestique ? Pour en avoir le cœur net, Elizabeth Banks va tester l'asservissement ancillaire avec un tablier, un bonnet et une soirée de libre par semaine.

Elle passe une annonce où elle précise qu'elle « préférerait ne pas partager son lit », adopte un faux nom et se fait engager chez Mrs Allison qui possède un hôtel particulier dans Portman Square, près de Marble Arch. Pendant deux ans, elle apprend les « Que désire Monsieur ? » et les « Madame est servie ! ». Elle monte trois étages pour fermer une fenêtre où se trouve la maîtresse de maison et commence à avoir le « genou de la femme de ménage » à force de récurer le sol.

N'en pouvant plus, elle provoque son renvoi en ayant l'audace de demander un peu plus à manger. Elle se retrouve ensuite femme de service chez Mrs Brownlow, dans le chic Kensington. Reconnue par son éditeur alors qu'elle officie lors d'une réception, elle précipite son départ pour rédiger son reportage en conclusion duquel elle préconise d'enseigner les arts ménagers pour alléger les tâches.

Par la suite, Elizabeth Banks teste les emplois de balayeuse de rue, marchande de bouquets, blanchisseuse. A chaque fois on retrouve son sens du portrait et de l'observation. C'est un peu Oliver Twist revu par O. Henry, donc un peu railleur. « Elle souffrait d'une maladie très courante chez les cuisinières : la paresse. »

Moins désopilants que Les tribulations d'une cuisinière anglaise de Margaret Powel (Petite Bibliothèque Payot, 2014) qui a inspiré la série Downton
Abbey
et dépassé les 20 000 exemplaires, ces récits ne manquent pas d'allure.

Mais surtout, au détour d'un regard avec ses collègues, d'une pièce de monnaie qu'elle sait peu pour elle et beaucoup pour les autres, on sent la gêne liée à cette supercherie, même si elle est destinée à faire comprendre une réalité sociale observée de l'intérieur. Elizabeth Banks sait qu'elle n'est là que provisoirement. Ce qui la fait supporter son sort, c'est la perspective de ses articles confortablement rémunérés mais surtout elle sait qu'elle peut y mettre fin quand elle le souhaite. Alors que les autres sont contraintes de brosser, cirer, servir et repasser encore pendant des années, sans doute jusqu'à la fin de leur vie professionnelle. De ces chroniques victoriennes, on retiendra donc la sincérité du propos qui gomme toute propension au voyeurisme et le formidable document sur ces femmes touchantes.

Elizabeth L. Banks
Dans la peau d’une domestique anglaise : et autres immersions d’une journaliste américaine dans le Londres victorien - traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hélène Hinfray et Hélène Colombeau-Amblard
Payot
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 20 euros ; 256 p.
ISBN: 9782228922142

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