19 août > Roman France

L’orientalisme n’est pas l’Orient, il n’est autre, pour reprendre la thèse de l’intellectuel palestino-américain, Edward W. Said, que le Moyen-Orient déformé par le prisme des fantasmes occidentaux. De Loti à Conrad en passant par Ingres ou Delacroix, des images stéréotypées des Arabes hantent l’imaginaire européen. L’orientalisme ne serait qu’une soif d’exotisme coloniale. Sans doute, mais pas seulement. Dans Boussole, son nouveau roman, Mathias Enard rend hommage à l’orientalisme et aux orientalistes. Etre orientaliste, c’est bien évidemment rêver l’Orient mais aussi l’étudier : apprendre ses langues, approfondir la connaissance de sa civilisation plurielle… bref l’aimer.

Une des premières publications de Mathias Enard fut la traduction d’une satire du poète et grammairien iranien du XIXe siècle, Mirzâ Habib Esfahâni, Epître de la queue (Verticales, 2004). L’auteur de Zone (Actes Sud, 2008, prix Décembre et prix du livre Inter), qui habite aujourd’hui à Barcelone, est un arabisant et un persianisant. Il a longtemps séjourné au Moyen-Orient. Le motif oriental n’a pas cessé de traverser ses livres. Dans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants (même éditeur, 2010), il mettait en scène un Michel-Ange hôte du sultan de la Sublime Porte ; dans Rue des voleurs (même éditeur, 2012), il nous plongeait dans la réalité de l’immigration clandestine et d’un monde musulman aux prises avec le péril islamiste. Boussole est un roman ambitieux, dont l’ampleur absorbe et fascine - une nuit se déployant sur 400 pages. Nuit blanche, solitaire, mélancolique, où l’insomniaque musicologue Franz Ritter, malade, revisite, de son appartement viennois, ses aventures partagées avec des archéologues fous et des savants fumeurs d’opium, son amour pour Sarah, spécialiste de l’écrivain iranien suicidé à Paris Sadegh Hedayat, leur périple à Palmyre, à Téhéran, dans cet Orient qui les unit… 23 h 10, 0 h 55, 2 h 20, 3 h 45, 5 h 43, ainsi de suite jusqu’à la dissolution des ténèbres dans la clarté du jour. Dans Zone, longue phrase correspondant au trajet en train entre Milan et Rome d’un ancien des renseignements, chaque page représentait un kilomètre ; ici ce sont quatre-vingt-dix secondes qui s’écoulent au bout de la page. Beethoven, Liszt, Balzac, Thomas Mann, Omar Khayyam, Pessoa, l’orientaliste autrichien Joseph von Hammer-Purgstall, la Mitteleuropa, l’Empire ottoman, la poésie arabe, les aventurières du désert Marga d’Andurain et lady Hester Stanhope, Vienne porta orientis, "porte de l’Orient"… L’érudition, loin d’alourdir le récit, s’intègre à la matière romanesque, la faisant chatoyer de ses mille anecdotes.

L’orientalisme chez Mathias Enard est un désir du dehors qui masque mal une fatigue de soi. Son roman de rentrée littéraire est un vertigineux tour de force, et l’on est entraîné dans les méandres de l’âme triste de son narrateur, comme enivré par des effluves de cet opium qui "ouvre une parenthèse dans la conscience, parenthèse intérieure où on a l’impression de toucher à l’éternité, d’avoir vaincu la finitude de l’être et la mélancolie". Sean J. Rose

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