3 septembre > Essai France

Robert Musil (1880-1942) ne fut pas victime de son temps, mais de lui-même, un "roi au royaume du papier" qui maîtrisait les hommes et les choses, penché sur sa table de travail, mais restait désarmé devant la réalité. C’est ce qui ressort de cette belle biographie de l’auteur de L’homme sans qualités. Face à un tel monument, Frédéric Joly a opté pour la simplicité. En Allemagne, la biographie - non traduite - publiée chez Rowohlt en 2003 et signée Karl Corino fait plus de 2 000 pages… En moins d’un quart, Frédéric Joly nous dit l’essentiel sur l’homme, l’œuvre et l’époque.

L’auteur qui fut éditeur (Climats, Alma) est aussi traducteur de l’anglais et de l’allemand. Sa fréquentation de Simmel, de Benjamin et de bien d’autres l’a aidé dans sa compréhension de cette Mitteleuropa en pleine ébullition. C’est la grande époque des maladies nerveuses et de l’instabilité du moi. Musil choisit l’écriture, donc l’inconfort autant psychologique que financier. Il n’écrit pas pour se raconter, mais pour se trouver. Autant dire qu’il s’engage dans une aventure sans fin avec sa femme, Martha, qui l’accompagna jusqu’au bout dans la précarité.

Musil ne s’intéressait pas à l’argent, l’argent s’est vengé. Toute son existence fut rongée par le manque. Après le succès des Désarrois de l’élève Törless et des cinq mille exemplaires vendus du premier volume de L’homme sans qualités au début des années 1930, Musil s’enfonce dans la misère et la dépression. Marqué par le triangle Prague-Trieste-Venise, il a rencontré Kafka en 1916 alors qu’il était lieutenant dans l’armée autrichienne. Ni l’un ni l’autre n’évoquent cette entrevue dans leurs journaux respectifs. Il est vrai que pour la déclaration de guerre en 1914, Kafka avait noté : "après midi piscine"

Musil n’est pas un catastrophiste pour la bonne raison qu’il vit dans la catastrophe. Il s’en prend vivement à Spengler et à son Déclin de l’Occident. Il consacre aussi une conférence à la bêtise en 1937 alors qu’elle est en train de ruiner l’Europe. Frédéric Joly dévoile la quête de cet homme sans qualités, être utopique à la recherche de son exactitude, personnage perdu dans l’histoire autant que dans sa propre histoire. Robert Musil fait partie des rares écrivains qui ont produit des "romans monde", des livres qui non seulement pensent une époque, mais la dépassent comme un souvenir du futur.

Il y eut en France des essais, brillants comme ceux de Jacques Bouveresse ou de Jean-Pierre Cometti, sur Musil, mais pas de grande biographie depuis celle de Marie-Louise Roth parue il y a près de trente ans chez Balland. C’est désormais chose faite. Laurent Lemire

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