Avant-Critique Roman

Nadia Yala Kisukidi, "La dissociation" (Seuil) : Rien à craindre ni à espérer

Nadia Yala Kisukidi - Photo © Bénédicte Roscot

Nadia Yala Kisukidi, "La dissociation" (Seuil) : Rien à craindre ni à espérer

La philosophe Nadia Yala Kisukidi signe un premier roman extraordinaire, une épopée où la magie et le rêve ont un sens, où les mots subliment les tragédies quotidiennes sans les trahir.

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Par Marie Fouquet,
Créé le 13.07.2022 à 16h00

À l'âge de 10 ans, la narratrice, une orpheline anonyme, a cessé de grandir. Son corps s'est tout simplement figé dans les proportions d'une préadolescente. « La naine », ainsi désignée par ses camarades de collège, a toujours été l'objet soit de violentes invectives, de coups, d'humiliations... soit d'une indifférence totale. Le cercle familial ne fut pas plus clément : sa grand-mère, qui l'a élevée seule, déjà un poil excentrique, est devenue de plus en plus délirante à mesure des tentatives pour faire grandir la petite, dans un acharnement frisant la torture.

Mais de ces écrasements quotidiens, la narratrice fait surgir un art, celui de la dissociation : laisser ses pensées s'éloigner des affres du réel pour rejoindre le monde des « Idées ». « Il y avait ce corps, qui ne réagissait pas toujours, et mon esprit - alerte, puissant. » À 20 ans, lasse de la folie de sa grand-mère et riche d'un butin volé chez un voisin - grâce à sa petite taille ! -, elle se fait la malle. « Les Idées ne naissent ni du labeur ni de l'étude. Elles surgissent des corps abattus, quand il n'y a plus d'espace pour s'échapper. » Jusque-là spectatrice du monde qui l'environne comme elle fut celle du sort qui l'a tant affligée, elle tente de trouver sa communauté, sa propre famille. Or dans un tel parcours, les rencontres sont inégales : le patron du bar où elle décroche son premier job s'attache dangereusement à elle ; son bon ami Luzolo, étudiant, la prend sous son aile dans un squat d'artistes et lui offre un carnet où noter ses « Idées » ; Andrée la prostituée lui vole son « Trésor » et la laisse sans ressources dans un hôtel de passe. L'Indépendante, citadelle anarchiste où elle découvre les luttes sociales et la survie en manifestations, finit dans les flammes, « brûlée comme la fin d'un rêve, comme la fin d'une Idée ». Polyphonique et profondément poétique, le roman mêle des voix fantômes, des contes d'antan, des histoires archétypales faites de pirates en haute mer et d'enfants perdus dans les forêts, dans une fine articulation de différents langages et une sublimation presque magique des mots et des images.

Sous les traits d'une odyssée féministe ou d'un roman picaresque du XXIe siècle, La dissociation relate les aventures d'une outsider parmi les outsiders, la trajectoire d'une vagabonde qui, grâce à l'écriture, fait de la mémoire « la victoire de celles et ceux que le monde voudrait effacer ».

Nadia Yala Kisukidi
La dissociation
Seuil
Tirage: 5 000 ex.
Prix: 20 € ; 352 p.
ISBN: 9782021494105

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