Voilà moins de deux ans qu’on a cessé de me considérer comme un journaliste acceptable et j’ai déjà oublié les principes sacrés d’un métier que j’ai exercé (et enseigné) pendant plus de trente ans. « Un bon article est un article qui arrive à l’heure » ! Je n’ai pas réussi à tenir les délais de ma semaine Michon et je n’étais pas au rendez-vous que je vous avais fixé hier. Foin des excuses genre : j’avais du boulot (c’est vrai !), les bons livres, on n’a pas envie qu’ils finissent alors on ralentit sur la fin (vrai!). Alors reprenons Michon: Le roi vient quand il veut . Reprenons notre lecture du chapitre 11 au 21 « Les carnets inédits de La Grande Beune ». J’ai toujours pensé que les grands livres nous changent, c’est à dire pour le moins qu’ils changent notre regard. Et ce livre d’entretiens regroupés par Pierre Michon change en partie mon regard sur son œuvre. Rien du plaisir qu’il m’a donné ne m’est retiré mais je découvre que je suis allé vers lui pour des raisons qui n’étaient pas les siennes. Mon entrée dans son œuvre : La Grande Beune . Un livre fiévreux éclairé par une écriture lumineuse, un livre absolument formidable qui vous fait dire : je veux tout lire de cet auteur. Eh bien pour Michon, c’est… un livre raté, pire il se pourrait bien qu’on doive le rattacher au genre désuet, mort, du roman ! Quelques lignes terribles tirées du chapitre 12 intitulé, merci pour moi simple lecteur fervent, « Cause toujours ». « Oui, avoue l’auteur, c’est presque un roman. En tout cas il a été reçu comme tel. Le projet initial était beaucoup plus vaste, sous le titre L’origine du monde , en référence à Courbet et au désir massif de ma buraliste qui est le coeur du récit, si je puis dire ou son ventre (…) La centaine de pages qui a été publiée représente à peine le tiers de ce qui a été écrit. C’est que les deux tiers qui n’ont pas été publiés, ces deux tiers en plus, c’étaient deux tiers en trop. C’était ‘tout un roman’, justement : c’était fabriqué, planifié, ficelé, et nécessairement truqué puisque tendu vers l’arbitraire d’une forme assez fatiguée : celle du petit objet de trois cents pages qu’affectionne le marché sous le nom de roman. Seul méritait d’être publié ce qui l’a été : le désir fou et sans idée définie d’un très jeune homme pour une belle dame, désir que j’ai éprouvé moi-même pendant cent pages. Après il fallait de l’action, la possession ou le renoncement, la fornication ou le meurtre, les rebondissements comme on dit, tous ces événements très relatifs et arbitraires dans lesquels le roman perd en chemin le potentiel énergétique de la prose. » Reste, malgré l’analyse au scapel (ou à la hache, c’est selon) de son auteur, que La Grande Beune me semblé être, pour ceux qui n’ont jamais lu Pierre Michon, et justement parce qu’il est un livre entre le roman et les récits qui l’ont fait connaître, un très belle porte d’entrée dans son œuvre. Deuxième choc, toujours dans « Cause toujours », une faute de compréhension de ma part sur la signification des Vies minuscules . Un livre que j’ai longtemps cité comme un chef-d’œuvre, sans avoir osé l’ouvrir. Ce que j’entendais sur ce livre, ce qu’évoquait ce mot « minuscule » associé à la biographie de Pierre Michon, me donnait à penser que comme de trop rares auteurs de notre siècle, il rendait hommage dans les V. M. non aux simples, aux humbles comme les disent les bourgeois, mais aux pauvres. Michon balaie du même geste les « simples » et les « pauvres » pour expliquer son « minuscule » : « Il serait regrettable d’en faire le synonyme d’humble, de modeste, de pauvre, de petit, etc. Il n’y avait pas de misérabilisme dans cet adjectif. Je pourrais dire en simplifiant que j’ai appelé minuscule tout homme dont le destin n’est pas tout à fait à la hauteur du projet, c’est à dire tout le monde. » Si tout se termine avec un banquet final, pourquoi pas ? Mais quelle hauteur, quel projet ? Michon ne le dit pas. C’est sans doute là qu’il faut évoquer les mots religieux qui parcourent la réflexion de l’auteur. Quand on lui demande s’il pourrait raconter la vie d’une jeune de banlieue il répond par l’affirmative, mais il surprend davantage: pourquoi chercher, inventer un personnage quand les cimetières sont pleins de gens « qui sont morts et qui attendent qu’on parlent d’eux » ? Il va jusqu’à parler de la « résurrection des corps ». « J’essaie de la mimer en littérature, peut-être de l’appeler, de la faire venir. » Rien ne laisse à penser que Michon est chrétien mais sa littérature a quelque chose à voir avec la transcendance maintenant que le christianisme et le communisme se sont effondrés. Les questions que ces idéologies portaient restent là. Notamment dans la littérature. Autre référence au christianisme, le chapitre intitulé : « Qu’as-tu fait de tes talents ? » A 38 ans Pierre Michon, écrivain sans plume, va écrire les Vies Minuscules . « Enfin mûr culturellement », « assez jeune encore pour porter en moi la violence d’un texte presque juvénile. « Et puis ce livre était ma première et dernière chance. N’ayant jamais travaillé, je coulais vers la clochardisation. » Sans faire de raccourci ad hominem, combien d’auteurs français se sont mis ainsi en danger pour la littérature à part Laurent Mauvignier ? L’abondance des écrivain-profs, écrivain-pubards, écrivain-journalistes explique l’affligeante « production littéraire » française. « Il y avait aussi, avoue Michon, une femme à qui je pouvais donner ce texte comme une justification. » Quelle justification ? « De m’en aller tout doucement vers l’état de clodo, d’avoir cassé des tables ; des vitres, des voitures entre 20 et 30 ans, de m’être demandé les lendemains si ce n’était pas moi qui avais fait tel ou tel coup. Ce sont les Vies minuscules qui m’ont délivré de ça. » Ce livre, « c’est un constat d’échec et une délivrance de l’échec, un désastre qui se transforme en prouesse. » Si le talent de Pierre Michon n’est pas mort enterré, il a joué sa vie. Et il se demande s’il en sera à nouveau capable.
15.10 2013

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