14 janvier > Histoire France

Il est intéressant qu’un spécialiste de l’histoire de la police et de la gendarmerie fouille dans le dossier Heidegger. Sans faire l’objet d’une fiche "S", le philosophe s’était radicalisé. La révolution nationale-socialiste l’avait troublé et il avait imaginé pouvoir incarner la nouvelle façon de penser dans une Allemagne nouvelle. Mais comment passe-t-on du catholicisme au nazisme ? C’est le sujet de cet ouvrage copieux qui complète une thèse arrêtée en 1933, date de l’adhésion du philosophe au NSDAP.

Guillaume Payen signe une biographie historique de Heidegger. Il ne se perd pas dans des circonlocutions pour savoir si son antisémitisme était métaphysique ou non. Il n’a aucune chapelle à défendre. Comme le procureur Molins aujourd’hui, il énonce les faits. Après, chacun est libre de nourrir son intime conviction sur le penseur de la Forêt-Noire qui a tant séduit l’avant-garde intellectuelle française. D’une plume agréable, il déroule l’existence complexe d’un catholique fervent qui renonce à sa foi brûlante et à la prêtrise pour la philosophie. Après la brutalité de la Grande Guerre, il est séduit par les thèses de Spengler sur le déclin de l’Occident et voit dans le nazisme une chance pour combattre l’"enjuivement" de l’Allemagne, et cela bien avant 1933.

Mais comment celui qui développa la théorie de l’Etre-pour-la-mort dans Etre et temps a-t-il pu se laisser bercer par les sirènes d’une idéologie qui méprisait les intellectuels ? Guillaume Payen ne cache rien de la vie de ce paysan ultracérébral qui vit dans les idées et charme ses étudiantes comme un gourou, tout en affichant sa fidélité à sa femme. Il montre que sa conception de l’Histoire a tout de même à voir avec le nazisme, même si évidemment elle ne peut se résumer à cela. Heidegger voit dans le nazisme "un instrument pour sa propre révolution" et dans Hitler la possibilité de faire table rase de la culture antérieure. Cette biographie ne met certes pas le philosophe à nu, mais grâce à Guillaume Payen on distingue mieux sa culotte de peau.

Il manquera toujours à Heidegger d’avoir clarifié sa position après la guerre. Mais le pouvait-il, lui qui se refusait à la clarté, lui qui a vécu hors du monde, dans l’université, en polissant ses concepts pour des usages indéfinis, lui dont l’absence de volonté s’est oubliée dans le nazisme comme on le dit d’une attitude sans égard pour les autres. Il y a finalement beaucoup de tristesse et de solitude hébétée dans l’itinéraire de ce pauvre Martin. A lire son parcours, on pense à cette phrase de Poésies I de Lautréamont. "Toute l’eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle."Laurent Lemire

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