Avant-critique Roman

Le fils prodigue. Rature, c'est le nom de son bateau, un fileyeur breton, mais c'est aussi devenu le sien parce qu'à l'école, il n'était pas très doué avec les mots, en dépit des encouragements de sa maîtresse, la bonne Madame Lesme, qui lui a quand même fait apprendre du Victor Hugo. On ne connaîtra donc pas son nom ni l'endroit où, comme son père et son père avant lui, il accomplit chaque jour son sacerdoce périlleux : pêcher pour « nourrir les gens ». Ce sera lui, le père, ou le patron. Avec sa femme, aimante et passionnée, la mère, et leur fils, une vingtaine d'années, plus moderne, plus exubérant, plus démonstratif, mais, au fond, le même caractère, ils forment une triade soudée, discrète, pudique. Chez ces gens-là, Monsieur, on n'exprime pas ses sentiments, tout est dans le regard, les petits gestes. Un peu comme à la criée, désormais informatisée, dénaturée, où le pêcheur vend ses trésors chaque matin au Cyclope.

Depuis trois ans, sur le Rature, « y manque deux bras », comme fait remarquer Joss, le vieux matelot. À la suite d'un accident, le fils, qui a failli se noyer, est parti, sans plus donner de nouvelles. Le père continue, mais plus comme avant, et, en mer, seul sur sa passerelle, il se souvient de la naissance du petit et de son baptême de la mer, le jour de ses 9 ans. Une tradition. Ce jour-là, le minot était tout fier, dans son petit ciré jaune, d'avoir remonté son premier filet. Les marins avaient chanté dans la CB et fait donner leurs sirènes. Le père, nostalgique, aimerait bien les entendre à nouveau. Et puis, un beau matin, sans plus prévenir de son retour qu'il ne l'avait fait de son départ, voici un gaillard qui apparaît sur le quai, et lance à la cantonade : « Vrai ou pas qu'il manque deux bras ? » Un peu de soleil dans l'eau froide.

Illustré par Lucille Clerc, familière de l'œuvre de Philippe Claudel dont elle avait déjà dessiné quelques couvertures, voici une espèce de conte de Noël d'aujourd'hui, simple en apparence, mais tout en profondeur, sans grands effets de style. Un livre d'hommes, avec des valeurs que certains esprits forts jugeront rétro, mais qui touche chacun d'entre nous au plus intime et ferait une parfaite dramatique, un samedi soir sur France 3.

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