Prix littéraires

Prix d’automne : la cuisine des jurés

Ci-gisent les petits papiers du jury Femina. Cette année-là (2010), c’est Patrick Lapeyre qui emporta finalement le vote. - Photo Olivier Dion

Prix d’automne : la cuisine des jurés

Alors que la saison des prix bat son plein, Livres Hebdo est allé interroger ceux qui, par leurs votes, font trembler deux mois durant éditeurs et écrivains. Les jurés dévoilent les coulisses d’un système longtemps décrié, mais qui a su évoluer.

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Par Marine Durand,
Créé le 07.10.2016 à 01h32 ,
Mis à jour le 07.10.2016 à 07h27

Moment de solitude pour Philippe Tesson, président du jury Interallié, en 2015, pendant que les journalistes attendent l’annonce du lauréat derrière un mur escamotable.- Photo OLIVIER DION

Jeudi 3 novembre à 12 h 45, Didier Decoin quittera le salon feutré des Goncourt au premier étage du restaurant Drouant. Il descendra quelques marches et se postera face à une marée de caméras et de micros pour révéler le nom du nouveau lauréat du plus prestigieux des prix littéraires français. Les dix membres de l’académie ont le pouvoir, en quelques tours de scrutin, d’inscrire le nom d’un auteur dans l’histoire et de transformer l’exercice financier d’une maison en lui assurant plusieurs centaines de milliers de ventes à l’approche de Noël. La responsabilité est grande pour les Goncourt, mais aussi pour les jurés du Renaudot, du Médicis, du Femina, du Décembre, de l’Interallié et du grand prix du Roman de l’Académie française, acteurs principaux d’un jeu de pouvoir mobilisant l’attention de toute l’édition entre septembre et novembre. "Je pense qu’il n’y a pas tellement d’auteurs qui acceptent le rôle, c’est très prenant", observe Virginie Despentes à quelques minutes de sa "première" réunion de deuxième sélection du Goncourt.

Anne F. Garréta, jurée du Médicis, arrose ses collègues après la remise du prix à Mathieu Lindon (au téléphone) en 2011.- Photo OLIVIER DION

En moins d’un an, la romancière de 47 ans, qui ne se "sentait pas trop le profil prix littéraires", s’est retrouvée très sollicitée. Elue au jury du prix Femina en juin 2015, elle intégrait l’académie Goncourt six mois plus tard, en même temps qu’Eric-Emmanuel Schmitt. Une touche rock’n’roll dans une institution centenaire, et une volonté manifeste de rajeunir le contingent de jurés, qui fait aujourd’hui de l’académie Goncourt le plus jeune des jurys de grands prix, avec une moyenne d’âge de 65 ans. De Frédéric Beigbeder, au Renaudot en 2011 (moyenne d’âge : 66 ans), à Christophe Ono-dit-Biot ou Florian Zeller, parmi les derniers arrivés à l’Interallié (moyenne d’âge : 67 ans), le renouvellement est en marche, avec pour résultat une plus grande diversité de profils et de générations. Les dames du Femina et les jurés du Médicis culminent encore à une moyenne de 71 ans mais, de l’avis de beaucoup, ce sang neuf est essentiel à l’image du système des grands prix d’automne. "Il y a un renouvellement depuis une dizaine d’années, accentué par l’arrivée de Bernard Pivot au Goncourt en 2004, analyse Jean-Maurice de Montremy, journaliste littéraire pendant près de trente ans et cofondateur des éditions Alma en 2010. Mais c’est aussi la fin d’un système qui avait duré trop longtemps, avec des figures influentes comme Yves Berger, le directeur littéraire de Grasset, ou Françoise Verny, et qui est arrivé en bout de course."

Dans la poche

Autre ambiance au grand prix de l’Académie française en 2015 (au premier plan, Valéry Giscard d’Estaing, membre de l’institution depuis 2003).- Photo OLIVIER DION

L’éditeur touche du doigt le principal reproche longtemps fait aux prix, et qui a d’ailleurs constitué la première tâche de Marie Dabadie lorsque le poste de secrétaire de l’académie Goncourt a été créé en 1998. "Quand j’ai débuté, l’académie était vilipendée et quelques beaux parleurs laissaient entendre qu’ils avaient les jurés dans la poche, raconte-t-elle. J’ai vu que c’était faux, mais qu’il fallait regagner le soutien de la presse." Marie Dabadie se souvient d’André Stil, qui ne "votait que pour Grasset, ça devenait un peu gros". Bernard Pivot le reconnaît aussi : "Certains membres, quand je suis arrivé au Goncourt, étaient un peu trop liés à leur éditeur, mais, assure-t-il, ce n’est plus le cas aujourd’hui." D’un jury à l’autre, chaque assemblée garde en mémoire quelques anecdotes peu honorables, reléguées au rang de pratiques révolues. Ainsi d’une éminente jurée du Femina, aujourd’hui décédée, déclarant en toute innocence à un lauréat du prix qu’elle ne votait que pour les titres de la maison où travaillait sa fille. Quand Gilles Martin-Chauffier, juré de l’Interallié, évoque une époque où "Grasset était très combatif, sous la houlette de François Nourissier", Christine Jordis, jurée Femina depuis 1996, estime que "la pression des éditeurs est devenue moins grande et leur influence moins forte qu’on ne le dit".

Exception faite des académiciens Goncourt, emmenés par un Bernard Pivot hostile à la moindre sollicitation - "un mot personnalisé serait une erreur, un coup de téléphone encore pire" -, les jurés ne se retirent pas pour autant de la vie littéraire. Tout au long de l’année, et plus encore au début de l’été, après que les programmes de rentrée ont été dévoilés, Georges-Olivier Châteaureynaud, secrétaire général du prix Renaudot, rencontre éditeurs et attachés de presse. "J’accepte les rendez-vous, et j’écoute ce que les gens ont à me dire, c’est normal", explique le juré, tout comme Josyane Savigneau, du Décembre et du Femina : "Cela n’a rien de choquant de défendre un livre que l’on publie, et cela ne me prive pas de mon libre arbitre." Le petit mot de l’éditeur, qu’il soit d’une grande ou d’une petite maison, semble particulièrement apprécié, plus que le coup de téléphone, "car il ne faut pas non plus se vendre comme une savonnette", dixit Gilles Martin-Chauffier. Encore faut-il que la démarche soit légitime. Cette année, Stephen Carrière, le président des éditions Anne Carrière, a pris la plume pour défendre, auprès des différents jurys, l’un de ses romans de la rentrée. "Ce serait déraisonnable, pour une petite maison, de le faire chaque année. Il faut être convaincu que l’auteur le mérite", estime-t-il lui-même. Certains éditeurs n’ont cependant pas la même réserve et n’hésitent pas à défendre de toutes leurs forces leurs ouvrages, parfois jusqu’à la veille d’un vote. A ce petit jeu, "Manuel Carcassonne est très fort", sourit Josyane Savigneau, tandis que Gilles Martin-Chauffier met en avant la "personnalité chaleureuse" du DG de Stock, et affirme : "Oui, cela paie de se bouger."

Rien que le texte ?

Pas de pression externe, tel est le mot d’ordre. Mais, ainsi que le note Christine Jordis, les jeux d’influence se révèlent parfois plus subtils. "Il peut exister, au sein du jury, des pressions d’amitié ou d’affinités entre personnes qui appartiennent au même milieu depuis des années. De véritables antipathies envers une œuvre, compensées par d’authentiques passions." Josyane Savigneau se souvient, elle, de ralliements de dernière minute, et de sa colère lorsqu’elle a constaté qu’une jurée, qui soutenait les mêmes livres qu’elle, avait changé son vote entre deux sélections. Tous les jurés l’assurent : lorsqu’ils votent, ce n’est jamais en fonction de la maison d’édition. "L’an dernier, nous nous sommes aperçus à la fin de la première réunion que nous n’avions aucun Grasset. Cette année, si Gallimard domine, c’est parce qu’ils ont une bonne rentrée", indique Bernard Pivot.

Le triumvirat "Galligrasseuil" appartiendrait donc au passé ? Les trois maisons sont celles qui ont placé le plus de livres dans les premières sélections cette saison. Mais, de Sabine Wespieser, couronnée en 2014 par le Femina (Yanick Lahens, Bain de lune), à Galaade, qui remportait le Médicis étranger 2015 (Hakan Günday, Encore), les prix s’ouvrent aux petites maisons. Virginie Despentes, qui a échangé tout l’été avec les neuf autres Goncourt, a constaté que les lectures "étaient assez ouvertes, avec une vraie curiosité pour des petites maisons. Mais, au final, les titres sélectionnés sont les plus consensuels, et aussi ceux qui ont fait parler d’eux, car la plupart des jurés les ont lus." Et de s’interroger : "Nous sommes tous soucieux de notre indépendance. Mais pour être sûrs de ne pas être influencés, ne faudrait-il pas lire les livres sous une couverture blanche, sans nom d’auteur ou de maison ?" Juger le texte, rien que le texte, paraît bien illusoire. D’autant que, au moment des votes décisifs, d’autres paramètres que la seule qualité d’un livre entrent en jeu pour chacun des jurys. Faut-il sacrer un titre ou un auteur ? "Il n’est pas idiot de considérer l’œuvre d’un écrivain, de façon à garder une certaine crédibilité, et à être fier d’un palmarès", souligne Gilles Martin-Chauffier. Elire un titre déjà en tête des ventes, plus qu’un ouvrage boudé par le public, peut aussi s’avérer une stratégie payante. "Au moment du vote, les jurés ont les yeux rivés sur GFK", croit savoir Jean-Maurice de Montremy. "Nous sommes partagés entre deux exigences, primer des livres originaux, mais qui vont trouver leur public, préfère expliquer Georges-Olivier Châteaureynaud. Le système des prix littéraires n’est pas parfait, mais il permet de faire parler des livres et de la littérature pendant plusieurs mois, de protéger le marché et la librairie."

L’été du juré : lecture, lecture, lecture

Pour son premier été en tant que jurée du Goncourt, Virginie Despentes a laissé parler sa nature de "lectrice compulsive" : "J’ai ouvert au moins 150 livres, et j’en ai lu une soixantaine en entier. J’essaie toujours d’aller jusqu’à la cinquantième page." Christine Jordis, du Femina, en a ouvert un par jour pendant deux mois, et a noté scrupuleusement dans un carnet ce qu’elle pensait de chacun, se "forçant parfois à abandonner un livre, même plaisant, pour laisser leur chance aux autres". Josyane Savigneau, qui officie à la fois au Femina et au Décembre, a mis ses copines à contribution pour l’aider dans ses choix pendant ses vacances sur l’île d’Oléron. "Oui, les jurés lisent !" affirme-t-elle.

Il arrive pourtant qu’ils n’en aient plus le temps. En 2015, Régis Debray, qui souhaitait se consacrer pleinement à l’écriture, s’est retiré de l’académie Goncourt. Un geste salué par le président Bernard Pivot, qui rappelle les deux qualités nécessaires à un juré : "l’abnégation et la générosité".

Marie Dabadie, l’âme du Goncourt

 

Depuis 1998, Marie Dabadie occupe la fonction, spécialement créée pour elle, de secrétaire de l’académie Goncourt. Un statut unique dans le monde du livre, qui lui a valu plusieurs fois les honneurs des médias.

 

Marie Dabadie lors de la remise du Goncourt 2012 à Jérôme Ferrari (en bas à droite).- Photo OLIVIER DION

Jeudi 3 novembre à 12 h 45, tandis que Didier Decoin, posté dans l’escalier principal de Drouant, sera en train de révéler à la presse le nom de l’auteur couronné par le prix Goncourt, Marie Dabadie, en coulisse, décrochera son téléphone pour annoncer la bonne nouvelle à son éditeur. Quelques instants plus tard, la secrétaire de l’académie se fraiera un chemin au milieu de la foule pour venir cueillir, à la sortie de son taxi, un écrivain encore étourdi de bonheur. Peut-être sera-t-il effrayé, comme Jérôme Ferrari, le lauréat 2012 (Le sermon sur la chute de Rome, Actes Sud), réclamant sa protection face à la horde de journalistes avides de photos et de réactions. Peut-être sortira-t-il du véhicule le sourire aux lèvres et la tête haute, à l’image de Marie NDiaye, lauréate en 2009 avec Trois femmes puissantes (Gallimard), "au port de reine et au calme olympien". Peut-être faudra-t-il le faire passer par les cuisines du restaurant et grimper avec lui dans le monte-charge aux néons verts peu flatteurs jusqu’au salon des Goncourt, comme en 2010 pour Michel Houellebecq (La carte et le territoire, Flammarion).

Figure à part

Marie Dabadie ne manque pas d’anecdotes sur l’académie Goncourt, ses membres et ses proclamations rocambolesques. Elle-même est une figure à part au sein de l’institution, dont elle gère le secrétariat depuis dix-huit ans : "Je suis la troisième par ordre d’ancienneté. Seuls Françoise Chandernagor et Didier Decoin, élus en 1995 à l’académie, sont là depuis plus longtemps que moi", s’exclame-t-elle. En 1998, François Nourissier, membre de l’académie depuis 1977, a proposé à l’ex-journaliste de "tenir la baraque", ainsi que le rapporte Mohammed Aïssaoui dans son portrait "Marie Dabadie, dans l’ombre du Goncourt", publié dans Le Figaro en 2013. "Je ne pouvais pas refuser un tel cadeau, moi qui ai passé mon enfance le nez plongé dans les livres", explique-t-elle aujourd’hui, nous recevant dans le salon confortable de son appartement, au quatrième étage d’un immeuble en retrait du boulevard Saint-Germain.

Unique salariée

De la bibliothèque, qui occupe un mur entier, aux volumes qui s’entassent au pied de la grande baie vitrée, le livre y tient une place de choix. La secrétaire et unique salariée du prix s’occupe aussi bien de l’organisation des voyages et des réunions que de la comptabilité - "Philippe Claudel a le statut de trésorier, mais je m’occupe des tableaux Excel" -, des archives et du courrier. Elle reçoit aussi, à l’instar des dix jurés, tous les livres de la rentrée littéraire. "C’est une très bonne lectrice, j’ai souvent envie de lui demander son avis", dit d’elle Virginie Despentes, tout en avouant la connaître assez peu. Marie Dabadie assiste à l’intégralité des débats, mais ne prend pas part aux votes et ne s’autorise que très rarement à "sortir de sa réserve" pour donner son avis. Ce fut le cas en 2008 lorsqu’elle suggéra aux jurés que primer Syngué Sabour d’Atiq Rahimi "servirait l’image" de l’académie, raconte L’Express en 2010, dans un article sur la "Petite souris du Goncourt". Entre la création du site Internet du prix et le dépôt du nom "Goncourt", le relais, tout l’été, des fiches de lecture des jurés, et le tirage au sort de l’ordre des votes sur des petits papiers perdus dans un seau à champagne, Marie Dabadie, qui expliquait à Marie-Laure Delorme n’être qu’une "administratrice" (Le JDD, 19 juin 2016), a su se rendre indispensable au plus prestigieux prix littéraire français et à ses jurés. A Bernard Pivot, "son" président, elle voue une vive admiration. A Edmonde Charles-Roux, qui fut présidente de 2002 à 2014, elle conserve une loyauté sans faille. "J’allais la voir chez elle trois, quatre fois par semaine", se souvient-elle. Avant que l’académicienne ne s’éteigne, le 20 janvier dernier, elle a pu lui présenter la journaliste Dominique de Saint-Pern qu’Edmonde a choisie pour écrire sa biographie. Marie Dabadie lui a donné ses contacts et ouvert les archives privées de la famille Charles-Roux Deferre, à Marseille. "C’est un travail qui me tient à cœur, souligne-t-elle. C’était une femme formidable."

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