Un tiers des Français vit en milieu rural, selon la catégorisation de l'Insee : 15 % dans les bourgs ruraux, et 18 % dans les zones à habitat dispersé ou très dispersé. Des territoires sous les projecteurs depuis le début de l'année, dans le cadre d'une crise historique du monde agricole. Nommée ministre de la Culture au même moment, Rachida Dati annonçait fin janvier le lancement du « Printemps de la ruralité », une concertation nationale sur l'offre culturelle dans les territoires ruraux. « Aujourd'hui, c'est même dans les campagnes que se réinvente un service public de la culture, qui change littéralement des vies », déclarait alors la ministre, racontant avoir eu accès aux livres grâce à... une bibliothèque ambulante, dans un quartier de Chalon. Si elles ne sont pas nouvelles, les initiatives itinérantes se multiplient ces dernières années dans les campagnes. Livres Hebdo est parti sur les traces de ces bibliothèques et librairies ambulantes qui redessinent le paysage de l'offre de lecture.
En dix ans, les librairies itinérantes se sont multipliées sur les routes de France. Des conditions d'exercice sportives, et un modèle économique fragile stimulent la débrouillardise, de même que les réflexions pour inventer de nouveaux modes d'activité.
Redoutablement efficaces pour amener le livre dans les territoires les plus reculés, les librairies mobiles étaient quasi inexistantes en 2014 lorsque Bérengère Lebrun a lancé Liliroulotte sur les routes du Finistère et des Côtes-d'Armor. « J'ai mis quatre ans et demi à monter le projet : à l'époque, l'itinérance n'était pas aussi répandue, tout était à construire », retrace cette éducatrice de jeunes enfants. Preuve des kilomètres parcourus depuis dans les mentalités, le titre de chevalier dans l'ordre national du Mérite lui a été attribué. « Comment est-ce arrivé ? C'est un mystère ! » s'amuse Bérengère Lebrun, qui a reçu sa médaille en janvier 2023.
À bord de son Pilote G 730, « le plus grand camping-car qui existait en permis B », Bérengère Lebrun va à la rencontre des communes, écoles, centres sociaux et autres structures dédiées à la petite enfance, pour proposer un double service : une librairie jeunesse et de l'accompagnement parental. C'est vers cette pionnière que Pascale Girard s'est tournée pour monter sa propre librairie itinérante. « À titre personnel, je n'avais jamais été sédentaire, raconte cette ancienne professionnelle du spectacle. Se posait par ailleurs la question de la viabilité d'une librairie dans un village de 1 500 habitants. » Depuis 2015, c'est donc au volant du Mokiroule, un Renault Midlum de 7,5 tonnes, que Pascale Girard arpente l'Ardèche et la Drôme, chargée de ses 3 000 livres.
Ramener le livre dans le quotidien
« Avec Bérengère, on s'appelle au moins une fois par an pour échanger », explique Pascale Girard, qui a créé un groupe Facebook rassemblant d'autres libraires itinérants. Une solidarité qui n'est pas un luxe dans un métier aux contraintes nombreuses, où la première énergie réside bien souvent dans l'engagement des libraires en faveur d'un livre accessible à toutes et à tous. « Mes tables en extérieur sont alignées avec le gars qui vend des fromages, des vêtements, ça ramène le livre dans le quotidien », considère Pascale Girard.
« Avec l'itinérance, les gens n'ont plus l'appréhension de pousser la porte d'une librairie », confirme Nathalie Schreiber, qui a ouvert en octobre 2019 La Libr'Eyre, un commerce en dur à Belin-Béliet, au cœur du parc naturel des Landes de Gascogne, en y ajoutant un service mobile. Elle se déplace ainsi sur les marchés, plusieurs matinées par semaine. « Je présente les livres neufs à l'extérieur, quand la météo le permet, tandis que le stock d'occasion reste dans le camion », explique Nathalie Schreiber, qui s'économise ainsi sur le volet manutention. « Pour pouvoir sortir le neuf sans avoir peur du mauvais temps, je songe à investir dans des présentoirs avec un système de huche à pain transparente ! », raconte la libraire.
Une activité peu rentable
Adeptes du système D, toutes défendent aussi une certaine idée de la bibliodiversité. « Je travaille avec des maisons d'édition issues des régions Bretagne et Pays de la Loire dans l'idée de créer du circuit court littéraire », explique Robin Ranjore, créateur en 2020 de La Flânante, un vélo cargo qui lui permet de transporter environ 200 titres à travers le pays de Redon. Elouan David, du Hareng rouge, propose quant à lui des livres d'occasion et de micro-éditions dans les communes rurales des Côtes-d'Armor et d'Ille-et-Vilaine depuis l'été 2023. Bérengère Lebrun, qui utilise le livre comme outil de médiation avec les familles, ne travaille qu'avec des éditeurs jeunesse indépendants comme Utopique, Kilowatt, Le Grand Jardin, L'Atelier du poisson soluble...
« Si j'écoutais ma comptable, j'arrêterais la partie librairie de mon activité, mais je ne veux pas. J'aime l'idée de véhiculer les mots, de donner envie aux gens d'aller dans d'autres librairies », plaide la propriétaire de Liliroulotte. Outil de travail faillible, grande amplitude horaire, fatigue physique... Face à ces difficultés, certains choisissent de passer le flambeau ou de se sédentariser. Depuis début 2024, Robin Ranjore a pour sa part mis la vente de livres entre parenthèses pour se consacrer à l'animation d'ateliers d'écriture, plus rentables.
Nouveaux modèles
Avec son modèle mixte, Nathalie Schreiber a quant à elle trouvé un certain équilibre, notamment grâce à Co-actions, la coopérative d'activité et d'emplois (CAE) dont elle fait partie. Tout en travaillant de façon indépendante, elle bénéficie ainsi de fonctions supports (comptabilité, communication, outils de gestion...) mutualisées avec d'autres entrepreneurs, et de la protection du statut salarié. « Cela permet de se concentrer sur son cœur de métier », estime-t-elle.
« Tout l'enjeu est de trouver un modèle économique qui puisse perdurer en milieu rural, affirme Robin Ranjore. Pourquoi ne pas s'associer à un libraire indépendant qui permette d'avoir un stock et des conditions intéressantes avec les diffuseurs, tout en offrant un maillage itinérant ? Ou bien, pourquoi ne pas monter un modèle collectif de libraires itinérants qui nous permette de réaliser des économies d'échelle ? » Autant de pistes à explorer pour renforcer un métier fragile, mais d'utilité publique.