Avant-critique Correspondance et récit

Romain Gary, "Lettres à Sigurd (1937-1944)" ; Kerwin Spire, "Monsieur Romain Gary, vol. 3. Alias Émile Ajar. Aux bons soins du Mercure de France, 26, rue de Condé, Paris VIe" (Gallimard)

Romain Gary - Photo © Jacques Robert/Gallimard

Romain Gary, "Lettres à Sigurd (1937-1944)" ; Kerwin Spire, "Monsieur Romain Gary, vol. 3. Alias Émile Ajar. Aux bons soins du Mercure de France, 26, rue de Condé, Paris VIe" (Gallimard)

L'actualité autour de Romain Gary ne tarit pas, avec la publication d'une correspondance inédite avec un de ses amis de jeunesse, et la parution du dernier épisode du docufiction de Kerwin Spire autour de sa vie.

Parution 9 et 16 octobre

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Par Jean-Claude Perrier
Créé le 10.10.2025 à 14h00

Changer de peau. C'est l'une des plus fabuleuses supercheries littéraires qui se puisse imaginer, mais aussi l'une des plus tristes : il y a 50 ans, en 1975, Romain Gary, déjà lauréat du prix Goncourt en 1956 avec Les racines du ciel (Gallimard) obtenait à nouveau la récompense littéraire suprême pour La vie devant soi, paru au Mercure de France. Mais, pour ce faire, il avait dû prendre un pseudonyme (pratique dont il était coutumier et friand), Émile Ajar, et inventer tout un dispositif : préserver à tout prix le secret, mettre le moins possible de gens dans la confidence, et, afin d'incarner l'auteur prodige, bombarder son « neveu » Paul Pavlowitch (en fait le fils d'une cousine) Émile Ajar, lui inventer une existence et un passé mystérieux, et l'envoyer rencontrer ses éditeurs, Michel Cournot et Simone Gallimard, puis quelques journalistes. Dont Jacqueline Piatier, puis Yvonne Baby, du Monde, qui flairèrent une entourloupe, sans identifier formellement Gary comme le deus ex machina de toute l'aventure.

Quoique célèbre, riche, respecté pour sa conduite héroïque pendant la guerre, et auteur d'une œuvre importante, Romain Kacew, alias Gary (né en 1914 à Vilnius) avait la vieillesse amère. Il se sentait seul, malheureux, méprisé du milieu littéraire et, surtout, de plus en plus incapable de faire l'amour à des femmes, la vraie grande passion de sa vie. Dans les coulisses, il tremblait que le pot aux roses ne soit découvert, que le « neveu » fasse des gaffes. D'ailleurs, à la fin, la mystification craquait de tous côtés. Le livre a été un énorme best-seller, mais ni Gary ni Pavlowitch, son « employé », ne l'ont bien vécu. Il est probable que cet épisode a contribué à pousser l'écrivain au suicide, chez lui, 108, rue du Bac, le 2 décembre 1980. Auparavant, toutes les pièces du dossier Ajar, avec les manuscrits, avaient été confiées à son avocat suisse, et il avait écrit en 1979 Vie et mort d'Émile Ajar, où il passait aux aveux. Cet ultime récit parut de façon posthume en juillet 1981. C'est à ce moment-là que Paul Pavlowitch, à Apostrophes, révéla la vérité. Cette vérité que Kerwin Spire reconstitue minutieusement, dans le troisième volet de sa série de docufiction sur Gary. C'est absolument stupéfiant, et passionnant.

Au même moment, paraît, également chez Gallimard, une petite correspondance inédite de Gary avec Sigurd Norberg (1916-1979), son ami depuis le lycée Masséna de Nice, en 1933. Les lettres courent de 1937 à 1944, avec un trou durant la guerre, de 1940 à 1943. Peut-être certaines se sont-elles perdues. Sigurd, franco-suédois, était considéré par l'écrivain en herbe comme son seul ami dans une période très pénible : déraciné, pauvre, seul, avec sa mère Mina très malade (elle mourra en 1941), plein de rêves dans la tête qui tardaient à se concrétiser. Et il était tombé fou amoureux d'une Suédoise, Christel, journaliste et mariée, dont il fera la Brigitte de La promesse de l'aube. Elle le lui reprochera, en 1960, par lettre. Dans sa réponse, Gary plaidait pour « une vérité uniquement artistique ». Son credo, qui s'applique aussi à l'affaire Ajar.

Romain Gary
Lettres à Sigurd (1937-1944)
Gallimard
Édition de Charlotte Norberg
Tirage: NC
Prix: 14 € ; 144 p.
ISBN: 9782073120144
Kerwin Spire
Monsieur Romain Gary, vol. 3. Alias Émile Ajar. Aux bons soins du Mercure de France, 26, rue de Condé, Paris VIe
Gallimard
Tirage: 1 000 ex.
Prix: 20,50 € ; 240 p.
ISBN: 9782073027030

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