Permis de tuer. Les vétérans. Autrement dit les anciens, ceux qui ont connu le choc des armes. C'est par eux, ceux de 14-18, que s'ouvre cet essai sur « l'homme en guerre ». Ils furent nombreux à raconter l'enfer des tranchées. Les ouvrages de Georges Duhamel (médecin comme Patrick Clervoy), Henri Barbusse, Roland Dorgelès ou Maurice Genevoix semblent lointains et pourtant l'interrogation reste la même. Comment devient-on tueur ? Et comment sort-on, ou pas, de cette expérience extrême ?
Pendant quarante ans, sur de nombreux théâtres d'opérations, le psychiatre militaire Patrick Clervoy a observé la métamorphose de l'individu en soldat, puis de soldat en ancien combattant. Spécialisé dans le stress et le traumatisme psychique, il a forgé la notion de « syndrome de Lazare », un dérèglement relationnel prolongé chez les personnes ayant traversé une épreuve émotionnelle intense.
On retrouve dans cet ouvrage, avec ses incises personnelles et familiales, l'exploration qu'il avait menée dans L'effet Lucifer (CNRS éditions, 2013) sur les mécanismes de la violence collective en se référant aux travaux des psychologues américains Stanley Milgram ou Philip Zimbardo à la recherche de l'humus dans l'homme (les deux mots partagent d'ailleurs la même racine). Cette décomposition traumatique, Patrick Clervoy la saisit à travers de nombreux témoignages, souvent glaçants, de ceux qui sont revenus de ce voyage au bout de l'enfer. « L'homme en guerre entre dans un monde inconnu tandis que ceux qui sont à l'arrière restent dans un environnement qui n'a presque pas été modifié. » Cela explique les difficultés de l'après. Ainsi, les guerriers grecs de retour des combats antiques devaient attendre aux portes de leur ville. Ils ne retrouvaient leur famille qu'une fois purifiés par un temps plus ou moins long. On ne revient pas de la guerre sans séquelles, on n'y part pas sans laisser quelque chose de soi. « Des vétérans de la guerre d'Algérie m'ont confié que pesait dans leur mémoire le souvenir d'avoir été là-bas responsables de plusieurs Oradour-sur-Glane. » Au souvenir de la souffrance s'ajoute la souffrance du souvenir.
Que faire de ces innombrables traumatismes, de ces vies percutées, de ces suicides ? D'autant que pour le psychiatre, « depuis le début du xxie siècle, les victoires sont des faillites ». La guerre en Afghanistan déclenchée après le 11 septembre 2001 s'est soldée en 2020 par le retour des talibans à Kaboul après des milliers de morts, militaires et civils.
Il faut mettre des mots sur cette expérience de la mort, celle qu'on a frôlée et celle qu'on a donnée. « Tuer, c'est franchir une ligne rouge », car, souligne l'auteur, neuf soldats sur dix répugnent à trucider un ennemi. « On voit ici ce paradoxe incroyable de l'être humain : il n'est pas fait pour tuer et cependant il peut devenir un terrible prédateur de ses semblables. » De la bataille des Thermopyles au scandale de la prison d'Abou Ghraib en Irak, L'homme en guerre est un livre d'une profonde humanité qui tente de briser le silence des monuments aux morts et de réparer les vivants.
L'homme en guerre
Odile Jacob
Tirage: NC
Prix: 22,90 € (provisoire) ; 288 p.
ISBN: 9782415014216
