2 janvier > Roman France

La première nuit qu’il passa dans sa cellule de fortune, le 20 juillet 1943, après avoir été arrêté par la Gestapo française et sans doute déjà torturé, le jeune Jacques Lusseyran (18 ans) la consacra à Emmanuel Kant et à détailler les arguments de la Critique de la raison pure. Il faut pour cela être un fou ou un saint. Un enfant ou un sage. Un homme, radicalement différent, et absolument plongé au cœur de l’humanité. Toute sa vie, depuis l’accident qui, à 8 ans, le laissa aveugle jusqu’à celui qui, à 46 ans, sur une route de l’ouest, lui ôte la vie, Lusseyran sera tout cela. Parallèlement le plus souvent, successivement parfois ou même contradictoirement. Cette haute et noble figure méritait donc un "tombeau de papier", mais qui sache se garder du piège de l’emphase comme de celui du récit édifiant. D’une certaine façon, Lusseyran attendait Garcin.

De Jean Prévost (Pour Jean Prévost, Gallimard, 1993) à Jean de La Ville de Mirmont (Bleus horizons, Gallimard, 2013) en passant par François-Régis Bastide (Son excellence, monsieur mon ami, Gallimard, 2008), Jérôme Garcin a toujours su dans ses exercices fraternels d’admiration se défier de ce double obstacle. Pour ce Voyant qui nous ramène un Lusseyran, si on ose l’écrire, en "habit de lumière", le défi était peut-être plus grand encore. La cécité, la Résistance avec le réseau "Défense de la France", Fresnes puis Buchenwald, un retour contrarié (car retourne-t-on jamais de ces contrées-là ?), l’enseignement, les Etats-Unis, les femmes, une certaine dérive ésotérique et l’écriture jusqu’au dernier jour. Comment ne pas succomber au pathétique qu’appelle ce destin exceptionnel et tragique ? Par la grâce de la simplicité : celle du Melville de L’armée des ombres, du Modiano (à qui le livre est dédié) de Dora Bruder. Une vie. Toute une vie. Et rien d’autre.

Olivier Mony

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