Entretien

Sébastien Lavy : « Il y a encore trop de mauvais livres en librairie »

Sébastien Lavy dirige la librairie Page et plume à Limoges. - Photo Olivier Dion

Sébastien Lavy : « Il y a encore trop de mauvais livres en librairie »

Réaménagement du magasin, travail du fonds, communication, fidélisation, management... Un an après le rachat de Page et plume, à Limoges, Sébastien Lavy s'apprête à transformer en profondeur sa librairie pour en faire un outil fonctionnel et modulable capable d'affronter les vingt prochaines années.

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Par Cécile Charonnat,
Créé le 04.06.2021 à 19h44

Vous avez repris Page et plume le 30 avril 2020, en plein confinement. La crise sanitaire a-t-elle affecté votre projet ?

Si, comme de nombreux libraires ou entrepreneurs, elle m'a fait prendre du retard, elle m'a surtout permis de confirmer mon analyse et mes intentions. La librairie est un des rares endroits où l'on peut se rendre en famille et où chacun peut trouver chaussure à son pied. Mais elle ne peut plus se contenter d'être un commerce pur où l'on vient uniquement acheter des livres. Nous devons imaginer un autre modèle en nous transformant en un lieu où il se passe quelque chose, un lieu d'échanges. Ce sont ces événements et ces expériences que les clients vont vivre chez nous qui déclencheront l'achat des livres, et non l'inverse.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Cette position est largement partagée par la majorité des libraires. Elle n'était pas présente chez Page et plume ?

En presque quarante ans d'existence, la librairie a connu de nombreuses modifications. Elle a su évoluer et se construire une identité. C'est une institution mais c'est aussi un endroit qui offre la possibilité de se perdre dans ses recoins, de faire des découvertes et d'y trouver des pépites. Néanmoins, cet outil n'était plus très bien adapté pour répondre aux défis qui attendent la librairie aujourd'hui. Il était donc temps de le repenser entièrement.

Ne craignez-vous pas de vous lancer dans de grands travaux alors que l'épidémie a fragilisé l'économie et le moral des Français ?

Nous sommes exactement au bon moment pour le faire. Le contexte d'aujourd'hui, et notamment le formidable élan dont bénéficient les librairies depuis un an, doit nous donner des ailes et nous pousser à nous développer, à créer et à faire des aménagements pour franchir ce cap. Le but : faire basculer la librairie dans le XXIe siècle. C'est comme cela que nous conserverons tous ces nouveaux clients que nous avons vu arriver dans nos murs. Une grande partie de la réponse se trouve dans nos magasins.

À quoi va ressembler Page et plume sous l'ère Lavy ?

À un endroit clair et organisé mais où l'on pourra continuer à se perdre. Ce qui signifie transformer le magasin pour l'adapter aux nouveaux modes de consommation. L'idée, c'est de trouver un équilibre harmonieux entre la mobilité, un sens de circulation cohérent et lisible d'un côté et, de l'autre, cette identité de dédale où on peut flâner et faire des découvertes. C'est un véritable challenge mais j'ai la nécessité de le réussir. L'année que nous venons de vivre m'a aussi convaincu d'une chose. Nous allons assurément connaître de nouvelles épidémies, ce qui signifie que nous devrons être capables de passer en mode Covid très rapidement. Le nouvel aménagement prend donc en compte la notion d'accueil du public en toute sécurité avec une jauge et le respect des distances suffisantes notamment.

Et concrètement ?

Le plan complet de la librairie a été revu selon un axe principal : retrouver du temps. Pour les clients, pour les rencontres et les expériences et pour l'accueil de partenaires. De multiples aménagements vont être opérés. Par exemple, nous allons créer un espace de rencontre d'une soixantaine de mètres carrés qui pourra accueillir 50 personnes confortablement. Des espaces conviviaux, en jeunesse en particulier, seront également installés. Un pôle de communication visible immédiatement pour les clients va aussi trouver sa place tandis que les pôles de commandes et de réception vont être isolés. Les libraires sont là avant tout pour mettre les livres dans les mains des clients. Lorsqu'ils sont sur la surface de vente, ils doivent donc pouvoir consacrer leur temps au conseil et à la vente. J'ai aussi réfléchi à la réactivité et l'indépendance par rapport au poste de travail. Le réseau informatique du magasin va être refait pour que chacun puisse travailler à partir d'un téléphone portable ou d'une tablette.

Allez-vous également modifier l'enchaînement des rayons ?

Page et plume se déploie sur deux niveaux, trois si l'on compte le sous-sol où se font la réception et les réservations clients. Grâce à un audit entrepris l'année dernière, nous nous sommes aperçus que 75 % du chiffre d'affaires était réalisé au rez-de-chaussée. Pour obliger les gens à visiter le premier étage, il nous fallait un moteur puissant. La BD remplit parfaitement cet office. Ce rayon pèse 30 % du CA, soit presque un million d'euros par an. Mais en l'état actuel, il est presque en autonomie. Les clients qui le fréquentent ne sont pas obligés d'aller dans les autres rayons. En le montant, nous allons les faire circuler parmi notre offre et leur donner ainsi à voir sa variété et sa richesse.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Déplacer en zone froide un rayon porteur ne constitue-t-il pas un pari risqué ?

Tout changement est dangereux parce que les gens n'aiment pas cela. Mais je suis persuadé que la BD a encore du potentiel et qu'elle va continuer à progresser dans les librairies généralistes. Les romans graphiques, les mangas et la bande dessinée de reportage ont élargi son public et favorisé beaucoup de ponts avec d'autres secteurs comme la jeunesse, la littérature ou les sciences humaines. Mon rôle est aussi de compenser cette perte de visibilité immédiate par un gros travail de communication. Vitrines et événements qui font date contribueront à maintenir notre place parmi les meilleurs vendeurs de bande dessinée dans le quart sud-ouest.

Et le fonds ?

C'est le deuxième étage de la fusée. Je pense que le libraire doit se réapproprier son rôle de prescripteur auprès de ses clients. Ce qui signifie concrètement faire des choix. Trop de mauvais livres trouvent encore leur place en librairie. Aux libraires d'acheter autrement, de viser les références et les indispensables plutôt que la quantité et l'exhaustivité. Je comprends toutes ces publications qui n'ont qu'un but commercial mais je souhaite les limiter, voire les éliminer. Un livre n'a pas de date de péremption et je préfère voir sur mes tables des piles d'ouvrages de fonds que je serais capable de vendre plutôt qu'une multiplication des énièmes livres refaits sur les mêmes sujets. Ce qui ne veut pas dire se couper de la grosse cavalerie. Nous sommes une librairie généraliste. Notre rôle est de maintenir une offre suffisamment large pour que chacun s'y retrouve.

Comment les éditeurs accueillent-ils cette politique ?

Cela nous conduit à beaucoup discuter avec eux, à entretenir des relations plus proches, plus en confiance. Le libraire sait ce que ses clients lui demandent et vers quoi il veut les orienter. C'est donc à lui de donner le « la » dans les relations avec les éditeurs, d'autant qu'un certain nombre d'entre eux sont très conscients de cette surproduction. Échanger avec eux nous amène aussi à mieux les défendre, surtout quand on comprend vers quoi ils veulent aller.

Pensez-vous réellement que les libraires savent ce que veulent leurs clients ?

Oui, bien sûr, même si nous avons encore une marche à grimper dans ce domaine. C'est tout l'enjeu de la fidélisation. Savoir de manière plus rationnelle qui sont nos clients, ce qui les intéresse et sur ce quoi ils veulent être informés est bien plus important et efficace que de leur accorder une remise. Même si leur attachement à cet avantage financier est fort, je préfère utiliser les 100 000 à 120 000 euros dépensés chaque année sur ce poste pour rémunérer mes collaborateurs ou investir dans des actions ciblées qui donneront l'occasion à mes clients d'être acteurs dans la librairie et de se sentir importants.

 

Cette nouvelle organisation engendre une autre manière de travailler pour vos libraires. Comment abordent-ils ce nouveau cap ?

De manière positive. Beaucoup aspirent à ce changement et ce projet constitue un excellent moyen pour remobiliser l'équipe. Dans mon projet de reprise, il y a le challenge commercial mais aussi le défi humain. C'est à moi de trouver les clés pour que chacun puisse se sentir concerné et impliqué par ce qui se prépare et que tout le monde puisse s'épanouir dans son métier. Leur offrir un bel outil, adapté et confortable, est la première réponse.

Comme vos confrères de Saint-Étienne (1), vous sentez-vous une sorte de responsabilité « sociale » depuis que vous dirigez Page et plume ?

Prendre la direction des opérations fait en effet réfléchir sur son rôle comme chef d'entreprise. J'aimerais notamment que, sous ma direction, la librairie rayonne davantage à l'échelle nationale et que le travail réalisé par les libraires soit plus vu et reconnu. Une telle reconnaissance participerait aussi de ce mouvement global qui vise à redorer l'image de la ville. Trop souvent encore, Limoges peine à faire rêver les gens.

En 2020, vous figurez parmi les librairies les plus aidées par le CNL (150 000 euros). Quelle enveloppe consacrez-vous à votre projet ?

Le montant global devrait avoisiner les 450 000 euros hors taxe. Je suis également soutenu par l'Adelc et la Région. Les travaux devraient commencer début 2022 et durer un an, sans fermeture du magasin. Mais ce vaste chantier est la condition nécessaire pour pouvoir continuer à pratiquer correctement notre métier : accueillir le maximum de lecteurs, apprendre à les connaître et les amener à sortir de leur zone habituelle de lecture en faisant ce pas de côté.

 

(1) Voir LH Le Mag n° 3, novembre 2020.

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